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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

leva l’ancre, moment solennel parmi les navigateurs. Le soleil se couchait quand le pilote côtier nous quitta, après nous avoir mis hors des passes. Le temps était sombre, la brise molle, et la houle battait lourdement les écueils à quelques encablures du vaisseau.

Mes regards restaient attachés sur Saint-Malo. Je venais d’y laisser ma mère tout en larmes. J’apercevais les clochers et les dômes des églises où j’avais prié avec Lucile, les murs, les remparts, les forts, les tours, les grèves où j’avais passé mon enfance avec Gesril et mes camarades de jeux ; j’abandonnais ma patrie déchirée, lorsqu’elle perdait un homme que rien ne pouvait remplacer. Je m’éloignais également incertain des destinées de mon pays et des miennes : qui périrait de la France ou de moi ? Reverrai-je jamais cette France et ma famille ?

Le calme nous arrêta avec la nuit au débouquement de la rade ; les feux de la ville et les phares s’allumèrent : ces lumières qui tremblaient sous mon toit paternel semblaient à la fois me sourire et me dire adieu, en m’éclairant parmi les rochers, les ténèbres de la nuit et l’obscurité des flots.

Je n’emportais que ma jeunesse et mes illusions ; je désertais un monde dont j’avais foulé la poussière et compté les étoiles, pour un monde de qui la terre et le ciel m’étaient inconnus. Que devait-il m’arriver si j’atteignais le but de mon voyage ? Égaré sur les rives hyperboréennes, les années de discorde qui ont écrasé tant de générations avec tant de bruit seraient tombées en silence sur ma tête ; la société eût renouvelé sa face, moi absent. Il est probable que je n’aurais jamais eu le malheur d’écrire ; mon nom serait