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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

petite lumière sur une plage que la nuit lui cachait. Le vol des oiseaux l’avait guidé vers l’Amérique ; la lueur du foyer d’un sauvage lui révèle un nouvel univers. Colomb dut éprouver cette sorte de sentiment que l’Écriture donne au Créateur quand, après avoir tiré le monde du néant, il vit que son ouvrage était bon : vidit Deus quod esset bonum. Colomb créait un monde. Une des premières vies du pilote génois est celle que Giustiniani,[1] publiant un psautier hébreu, plaça en forme de note sous le psaume : Cœli enarrant gloriam Dei.

Vasco de Gama ne dut pas être moins émerveillé lorsqu’en 1498 il aborda la côte de Malabar. Alors, tout change sur le globe : une nature nouvelle apparaît ; le rideau qui depuis des milliers de siècles cachait une partie de la terre se lève : on découvre la patrie du soleil, le lieu d’où il sort chaque matin « comme un époux ou comme un géant, tanquam sponsus, ut gigas ;[2] » on voit à nu ce sage et brillant Orient, dont l’histoire mystérieuse se mêlait aux voyages de Pythagore, aux conquêtes d’Alexandre, au souvenir des croisades, et dont les parfums nous arrivaient à travers les champs de l’Arabie et les mers de la Grèce. L’Europe lui envoya un poète pour le saluer : le cygne du Tage fit entendre sa triste et belle voix sur les rivages de l’Inde ; Camoëns leur emprunta leur éclat, leur renommée et leur malheur ; il ne leur laissa que leurs richesses.

  1. Giustiniani (1470-1531), hébraïsant, né à Gênes. Il fut évêque de Nebbio (Corse), et publia, en 1516, un psautier sous ce titre : Psalterium hebraicum, græcum, arabicum, chaldaicum.
  2. Psaume XVIII, v. 5-6.