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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

son silence avant sa chute faisait contraste avec le fracas de sa chute même. L’Écriture compare souvent un peuple aux grandes eaux ; c’était ici un peuple mourant, qui, privé de la voix par l’agonie, allait se précipiter dans l’abîme de l’éternité.

Le guide me retenait toujours, car je me sentais pour ainsi dire entraîné par le fleuve, et j’avais une envie involontaire de m’y jeter. Tantôt je portais mes regards en amont, sur le rivage ; tantôt en aval, sur l’île qui partageait les eaux et où ces eaux manquaient tout à coup, comme si elles avaient été coupées dans le ciel.

Après un quart d’heure de perplexité et d’une admiration indéfinie, je me rendis à la chute. On peut chercher dans l’Essai sur les révolutions et dans Atala les deux descriptions que j’en ai faites[1]. Aujourd’hui, de grands chemins passent à la cataracte ; il y a des auberges sur la rive américaine et sur la rive anglaise, des moulins et des manufactures au-dessous du chasme.

Je ne pouvais communiquer les pensées qui m’agitaient à la vue d’un désordre si sublime. Dans le désert de ma première existence, j’ai été obligé d’inventer des personnages pour la décorer ; j’ai tiré de ma propre substance des êtres que je ne trouvais pas ailleurs, et que je portais en moi. Ainsi j’ai placé des souvenirs d’Atala et de René au bord de la cataracte de Niagara, comme l’expression de sa tristesse. Qu’est-ce qu’une cascade qui tombe éternellement à l’aspect insensible de la terre et du ciel, si la nature

  1. Essai sur les révolutions, livre 1er , seconde partie, chapitre XXIII. — Atala, dans l’Épilogue.