Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t1.djvu/455

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
387
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

humaine n’est là avec ses destinées et ses malheurs ? S’enfoncer dans cette solitude d’eau et de montagnes, et ne savoir avec qui parler de ce grand spectacle ! Les flots, les rochers, les bois, les torrents pour soi seul ! Donnez à l’âme une compagne, et la riante parure des coteaux, et la fraîche haleine de l’onde, tout va devenir ravissement : le voyage de jour, le repos plus doux de la fin de la journée, le passer sur les flots, le dormir sur la mousse, tireront du cœur sa plus profonde tendresse. J’ai assis Velléda sur les grèves de l’Armorique, Cymodocée sous les portiques d’Athènes, Blanca dans les salles de l’Alhambra. Alexandre créait des villes partout où il courait : j’ai laissé des songes partout où j’ai traîné ma vie.

J’ai vu les cascades des Alpes avec leurs chamois et celles des Pyrénées avec leur isards ; je n’ai pas remonté le Nil assez haut pour rencontrer ses cataractes, qui se réduisent à des rapides ; je ne parle pas des zones d’azur de Terni et de Tivoli, élégantes écharpes de ruines ou sujets de chansons pour le poète :


Et præceps Anio ac Tiburni lucus.

« Et l’Anio rapide et le bois sacré de Tibur[1]. »

Niagara efface tout. Je contemplais la cataracte que révélèrent au vieux monde, non d’infimes voyageurs de mon espèce, mais des missionnaires qui, cherchant la solitude pour Dieu, se jetaient à genoux à la vue de quelque merveille de la nature et recevaient le martyre en achevant leur cantique d’admiration. Nos prêtres saluèrent les beaux sites de l’Amérique et les consa-

  1. Horace. Odes, livre I, ode vii, A. L. Munaccius Plancus.