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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE


chien sur la tablette d’un rouet. Un petit chat prit possession de mon genou pour regarder ce jeu. La meunière coiffa le brasier d’une large marmite, dont la flamme embrassa le fond noir comme une couronne d’or radiée. Tandis que les patates de mon souper ébouillaient sous ma garde, je m’amusai à lire à la lueur du feu, en baissant la tête, un journal anglais tombé à terre entre mes jambes : j’aperçus, écrits en grosses lettres, ces mots : Flight of the king (Fuite du roi). C’était le récit de l’évasion de Louis XVI et de l’arrestation de l’infortuné monarque à Varennes[1]. Le journal racontait aussi les progrès de l’émigration et la réunion des officiers de l’armée sous le drapeau des princes français.

Une conversion subite s’opéra dans mon esprit : Renaud vit sa faiblesse au miroir de l’honneur dans les jardins d’Armide ; sans être le héros du Tasse, la même glace m’offrit mon image au milieu d’un verger américain. Le fracas des armes, le tumulte du monde retentit à mon oreille sous le chaume d’un moulin caché dans des bois inconnus. J’interrompis brusquement ma course, et je me dis : « Retourne en France. »

Ainsi, ce qui me parut un devoir renversa mes premiers desseins, amena la première de ces péripéties dont ma carrière a été marquée. Les Bourbons n’avaient pas besoin qu’un cadet de Bretagne revint d’outre-mer leur offrir son obscur dévouement, pas plus qu’ils n’ont eu besoin de ses services quand il est sorti de son obscurité. Si, continuant mon voyage, j’eusse allumé ma pipe avec le journal qui a changé ma vie, personne ne se fût aperçu de mon absence ; ma vie

  1. L’arrestation du roi à Varennes eut lieu le 22 juin 1791.