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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE


était alors aussi ignorée et ne pesait pas plus que la fumée de mon calumet. Un simple démêlé entre moi et ma conscience me jeta sur le théâtre du monde. J’eusse pu faire ce que j’aurais voulu, puisque j’étais seul témoin du débat ; mais, de tous les témoins, c’est celui aux yeux duquel je craindrais le plus de rougir.

Pourquoi les solitudes de l’Érié, de l’Ontario, se présentent-elles aujourd’hui à ma pensée avec un charme que n’a point à ma mémoire le brillant spectacle du Bosphore ? C’est qu’à l’époque de mon voyage aux États-Unis, j’étais plein d’illusions ; les troubles de la France commençaient en même temps que commençait mon existence ; rien n’était achevé en moi, ni dans mon pays. Ces jours me sont doux, parce qu’ils me rappellent l’innocence des sentiments inspirés par la famille et les plaisirs de la jeunesse.

Quinze ans plus tard, après mon voyage au Levant, la République, grossie de débris et de larmes, s’était déchargée comme un torrent du déluge dans le despotisme. Je ne me berçais plus de chimères ; mes souvenirs, prenant désormais leur source dans la société et dans des passions, étaient sans candeur. Déçu dans mes deux pèlerinages en Occident et en Orient, je n’avais point découvert le passage au pôle, je n’avais point enlevé la gloire des bords du Niagara où je l’étais allé chercher, et je l’avais laissée assise sur les ruines d’Athènes.

Parti pour être voyageur en Amérique, revenu pour être soldat en Europe, je ne fournis jusqu’au bout ni l’une ni l’autre de ces carrières : un mauvais génie m’arracha le bâton et l’épée, et me mit la plume à la main. Il y a de cette heure quinze autres années, qu’é-