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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

salon ; Pierre, le domestique, mettait une table de jeu ; mademoiselle de Boisteilleul[1] frappait avec les pincettes contre la plaque de la cheminée, et quelques instants après on voyait entrer trois autres vieilles filles qui sortaient de la maison voisine à l’appel de ma tante.

Ces trois sœurs se nommaient les demoiselles Vildéneux[2] ; filles d’un pauvre gentilhomme, au lieu de partager son mince héritage, elles en avaient joui en commun, ne s’étaient jamais quittées, n’étaient jamais sorties de leur village paternel. Liées depuis leur enfance avec ma grand’mère, elles logeaient à sa porte et venaient tous les jours, au signal convenu dans la cheminée, faire la partie de quadrille de leur amie. Le jeu commençait ; les bonnes dames se querellaient : c’était le seul événement de leur vie, le seul moment où l’égalité de leur humeur fût altérée. À huit heures, le souper ramenait la sérénité. Souvent mon oncle de Bedée[3], avec son fils et ses trois filles, assistait au souper de l’aïeule. Celle-ci faisait mille récits du vieux temps ; mon oncle, à son tour, racontait la bataille de Fontenoy, où il s’était trouvé, et couronnait ses vanteries par des histoires un peu franches, qui faisaient

  1. Suzanne-Emilie de Ravenel, demoiselle du Boisteilleul, sœur cadette de madame de Bedée de la Bouëtardais, née à Rennes le 12 mai 1700.
  2. La véritable orthographe du nom des trois vieilles filles était : Loisel de la Villedeneu. (Du Breil de Marzan, op. cit.)
  3. Marie-Antoine-Bénigne de Bedée, comte de la Bouëtardais, baron de Plancoët, fils de Ange-Annibal de Bedée et de Bénigne-Jeanne-Marie de Ravenel de Boisteilleul, frère de madame de Chateaubriand et d’un an plus jeune qu’elle ; il était né dans la paroisse de Bourseul, le 5 avril 1727. Il mourut à Dinan, le 24 juillet 1807.