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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

quedents de tribune, de clubs et d’échafauds, pour les avoir réduits à servir sous lui ; il est grand pour avoir enchaîné une tourbe anarchique ; il est grand pour avoir fait cesser les familiarités d’une commune fortune, pour avoir forcé des soldats ses égaux, des capitaines ses chefs ou ses rivaux, à fléchir sous sa volonté ; il est grand surtout pour être né de lui seul, pour avoir su, sans autre autorité que celle de son génie, pour avoir su, lui, se faire obéir par trente-six millions de sujets, à l’époque où aucune illusion n’environne les trônes ; il est grand pour avoir abattu tous les rois ses opposants, pour avoir défait toutes les armées, quelle qu’ait été la différence de leur discipline et de leur valeur, pour avoir appris son nom aux peuples sauvages comme aux peuples civilisés, pour avoir surpassé tous les vainqueurs qui le précédèrent, pour avoir rempli dix années de tels prodiges qu’on a peine aujourd’hui à les comprendre.

Le fameux délinquant en matière triomphale n’est plus ; le peu d’hommes qui comprennent encore les sentiments nobles peuvent rendre hommage à la gloire sans la craindre, mais sans se repentir d’avoir proclamé ce que cette gloire eut de funeste, sans reconnaître le destructeur des indépendances pour le père des émancipations : Napoléon n’a nul besoin qu’on lui prête des mérites ; il fut assez doué en naissant.

Ores donc que, détaché de son temps, son histoire est finie et que son épopée commence, allons le voir mourir : quittons l’Europe ; suivons-le sous le ciel de son apothéose ! Le frémissement des mers, là où ses vaisseaux caleront la voile, nous indiquera le lieu