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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

montais au sommet du Jura, j’apercevais le lac de Bienne aux brises et aux flots de qui J.-J. Rousseau doit une de ses plus heureuses inspirations. Madame de Chateaubriand alla visiter Fribourg et une maison de campagne que l’on nous avait dit charmante, et qu’elle trouva glacée, quoiqu’elle fût surnommée la Petite Provence. Un maigre chat noir, demi-sauvage, qui pêchait de petits poissons en plongeant sa patte dans un grand seau rempli de l’eau du lac, était toute ma distraction. Une vieille femme tranquille, qui tricotait toujours, faisait, sans bouger de sa chaise, notre festin dans une huguenote[1]. Je n’avais pas perdu l’habitude du repas du rat des champs.

Neuchâtel avait eu ses beaux jours ; il avait appartenu à la duchesse de Longueville ; J.-J. Rousseau s’était promené en habit d’Arménien sur ses monts, et madame de Charrière[2], si délicatement observée

    les Stuarts, il avait dû quitter la Grande-Bretagne et s’était retiré en Prusse, où il avait gagné l’amitié de Frédéric II. Il était gouverneur de Neuchâtel, lorsque Rousseau, chassé de France, de Genève et du canton de Berne, vint se réfugier à Motiers-Travers au mois de juillet 1762. Milord Maréchal ne se borna pas à le couvrir de sa protection, allant jusqu’à l’appeler son fils ; il lui assura une rente viagère de six cents livres, dont quatre cents reversibles sur la tête de Mlle Le Vasseur, la compagne de Rousseau. D’Alembert a écrit un Éloge de Milord Maréchal (1779).

  1. Marmite de terre sans pieds où l’on fait cuire les viandes sans bruit, sur un fourneau, parce qu’on prétend que les huguenots de France avaient cette précaution pour éviter le scandale aux jours défendus (Dictionnaire de Littré).
  2. Isabelle-Agnès Van Tuyll, Mme de Saint-Hyacinthe de Charrière, née en 1745 à Utrecht. En 1767, elle épousa l’instituteur de son frère, de Charrière, gentilhomme vaudois, et alla résider avec lui en Suisse, près de Neuchâtel. Elle écrivit là, pour elle et pour ses amis, plutôt que pour le public, des ro-