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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

« Cependant madame Récamier sortait quelquefois de sa retraite pour aller au spectacle ou dans les promenades publiques, et, dans ces lieux fréquentés par tous, ces rares apparitions étaient de véritables événements. Tout autre but de ces réunions immenses était oublié, et chacun s’élançait sur son passage. L’homme assez heureux pour la conduire avait à surmonter l’admiration comme un obstacle ; ses pas étaient à chaque instant ralentis par les spectateurs pressés autour d’elle ; elle jouissait de ce succès avec la gaieté d’un enfant et la timidité d’une jeune fille ; mais la dignité gracieuse, qui dans sa retraite la distinguait de ses jeunes amies, contenait au dehors la foule effervescente. On eût dit qu’elle régnait également par sa seule présence sur ses compagnes et sur le public. Ainsi se passèrent les premières années du mariage de madame Récamier[1], entre des occupations poétiques, des

  1. Juliette Bernard n’avait que quinze ans, lorsqu’elle épousa, en pleine Terreur, le 24 avril 1793, M. Jacques Récamier, banquier à Paris, mais qui était, comme elle, originaire de Lyon. Il demeurait au no 13 de la rue des Saints-Pères. (Voir, au tome II du Journal d’un bourgeois de Paris pendant la Terreur, par Edmond Biré, le chapitre sur le Mariage de Mme Récamier.) — M. Récamier avait 31 ans de plus que sa jeune femme. « Ce lien, dit Mme Lenormant, ne fut jamais qu’apparent ; Mme Récamier ne reçut de son mari que son nom. Ceci peut étonner, mais je ne suis pas chargée d’expliquer le fait ; je me borne à l’attester, comme auraient pu l’attester tous ceux qui, ayant connu M. et Mme Récamier, pénétrèrent dans leur intimité. M. Récamier n’eut jamais que des rapports paternels avec sa femme ; il ne traita jamais la jeune et innocente enfant qui portait son nom que comme une fille dont la beauté charmait ses yeux et dont la célébrité flattait sa vanité. » Souvenirs et Correspondance tirés des papiers de Mme Récamier, tome I, p. 13.