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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

logée dans les bâtiments de l’abbaye : on avait toutes les peines du monde à empêcher les petites filles de la Légion d’honneur de crier : Vive Napoléon ! J’entrai d’abord dans l’église ; un pan de mur attenant au cloître était tombé : l’antique abbatial n’était éclairé que d’une lampe. Je fis ma prière à l’entrée du caveau où j’avais vu descendre Louis XVI : plein de crainte sur l’avenir, je ne sais si j’ai jamais eu le cœur noyé d’une tristesse plus profonde et plus religieuse. Ensuite je me rendis chez Sa Majesté ; introduit dans une des chambres qui précédaient celle du roi, je ne trouvai personne ; je m’assis dans un coin et j’attendis. Tout à coup une porte s’ouvre : entre silencieusement le vice appuyé sur le bras du crime, M. de Talleyrand marchant soutenu par M. Fouché ; la vision infernale passe lentement devant moi, pénètre dans le cabinet du roi et disparaît. Fouché venait jurer foi et hommage à son seigneur ; le féal régicide, à genoux, mit les mains qui firent tomber la tête de Louis XVI entre les mains du frère du roi martyr ; l’évêque apostat fut caution du serment.

Le lendemain, le faubourg Saint-Germain arriva : tout se mêlait de la nomination de Fouché déjà obtenue, la religion comme l’impiété, la vertu comme le vice, le royaliste comme le révolutionnaire, l’étranger comme le Français ; on criait de toute part : « Sans Fouché point de sûreté pour le roi, sans Fouché point de salut pour la France ; lui seul a déjà sauvé la patrie, lui seul peut achever son ouvrage. » La vieille duchesse de Duras était une des nobles dames les plus animées à l’hymne ; le bailli de Crussol,[1] sur-

  1. Alexandre-Charles-Emmanuel, bailli de Crussol (1743-1815).