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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

(comme cela se jargonne), sont bornés, que leur source est dans la jeunesse, que chaque instant en tarit quelques gouttes, et qu’au bout d’un certain nombre de productions, on finit par des répétitions affaiblies.

Est-il bien sûr que madame Sand trouvera toujours le même charme à ce qu’elle compose aujourd’hui ? Le mérite et l’entraînement des passions de vingt ans ne se déprécieront-ils point dans son esprit, comme les ouvrages de mes premiers jours sont baissés dans le mien ? Il n’y a que les travaux de la Muse antique qui ne changent point, soutenus qu’ils sont par la noblesse des mœurs, la beauté du langage et la majesté de ces sentiments départis à l’espèce humaine entière. Le quatrième livre de l’Énéide reste à jamais exposé à l’admiration des hommes, parce qu’il est suspendu dans le ciel. La flotte qui apporte le fondateur de l’empire romain ; Didon fondatrice de Carthage se poignardant après avoir annoncé Annibal :

Exoriare aliquis nostris ex ossibus ultor[1] ;

l’Amour faisant jaillir de son flambeau la rivalité de Rome et de Carthage, mettant le feu avec sa torche au bûcher funèbre dont Énée fugitif aperçoit la flamme sur les vagues, c’est toute autre chose que la promenade d’un rêvasseur dans un bois, ou la disparition d’un libertin qui se noie dans une mare. Madame Sand associera, je l’espère, son talent à des sujets aussi durables que son génie.

Madame Sand ne peut se convertir que par la prédication de ce missionnaire à front chauve et à barbe

  1. Énéide, livre IV, vers 625.