Page:Chopin - Souvenirs inédits, 1904, trad. Dislère.djvu/136

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Maman ne cause avec moi que de vous et d’Antoine[1]. Quand mon frère sera à Paris, pensez un peu à lui, je vous en supplie ! Si vous saviez quel ami dévoué vous avez en lui ! Un ami comme il est rare d’en trouver Antoine a un cœur excellent, même trop, car il est toujours la dupe des autres ; et puis il est fort négligent, il ne pense jamais à rien, ou du moins rarement. Nous lui avons déjà tant parlé raison, mais je crois que, venant de vous, elle ferait beaucoup mieux son effet. Je sais comme il vous aime et je suis sûre que vos paroles seront oracles pour lui. De grâce, ne soyez pas indifférent avec lui. Comme il sera heureux, éloigné de sa famille de trouver un cœur ami pour le comprendre ! Je ne vous dis plus rien. Vous connaissez bien Antoine, et vous le connaîtrez encore mieux. Vous direz après de lui qu’il veut paraître plus méchant qu’il ne l’est. Quand vous aurez par miracle le désir d écrire : « Comment allez-vous ? Je me porte bien. Je n’ai pas le temps d’écrire davantage », ajoutez, je vous prie, oui ou non en réponse à la question que je vais vous faire : Avez-vous composé ? — Si j’étais là-haut un petit soleil, pour nulle autre que toi je ne voudrais luire, je l’ai reçu ces jours-ci, et je n’ai pas le courage de le chanter, car je crains, si cela est de vous, que ce ne soit tout à fait changé, comme par exemple Wojak. Nous ne cessons de regretter que vous ne vous appeliez pas Chopinski, ou enfin qu’il n’y ait pas d’autre marque que vous êtes Polonais, car de cette manière les Français ne pourraient nous disputer la gloire d’être vos compatriotes. Mais je suis trop longue. Votre temps est si précieux que c’est vraiment un crime de vous le faire passer à lire mes gribouillages. Du reste, vous ne les lirez pour sûr pas en entier. La lettre de la petite Marie sera reléguée dans un coin après qu’on en aura lu quelques lignes. Je n’ai donc plus à me reprocher le vol de votre temps.

À Dieu (tout simple). Un ami d’enfance ne demande pas de phrases. Maman vous embrasse tendrement. Mon père et mon frère vous embrassent sincèrement (non, c’est trop peu) le plus… Je ne sais déjà moi-même comment dire. Joséphine n’ayant pas pu vous faire ses adieux, me charge de vous exprimer ses regrets. Je demandais à Thérèse : « que dois-je dire à Frédéric de ta part » ? elle me répond : l’embrasser bien et lui faire bien mes compliments.

À Dieu !                         -                                   Maria.

P.-S. Au moment de monter en voiture, vous avez oublié sur le piano le crayon de votre portefeuille. Cela a dû vous être incommode en route ; quant à nous, nous le gardons ici respectueusement comme des reliques. Encore une fois, merci bien gentiment pour la petite cruche. Mlle Wozinska vint ce matin avec une grande découverte chez moi. « Ma sœur Maria, je sais me dit-elle comme on dit Chopin en polonais : — Chopena ? »

  1. Antoine Wodzinski, frère aîné de Marie, qui prit, en 1837, une part active aux luttes sanglantes en Espagne.