Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/717

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

VIe PARADOXE.

Que le sage seul est riche.

I. Pourquoi vanter ta fortune avec cette insolente ostentation ? Es-tu seul riche ? Au nom du ciel, est-ce que mes connaissances et mes études n’ont rien dont je puisse être fier ? Tu te crois le seul riche ? Mais, si tu n’étais pas même riche ! Mais si tu étais réellement pauvre ! Comment entendons-nous la richesse, et à qui l’attribuons-nous ? à celui, je pense, qui a assez de biens pour les trouver sans peine suffisants à une vie libérale ; qui ne demande, ne désire, n’ambitionne rien au delà. C’est ton jugement qui doit te déclarer riche, et non l’opinion publique et la grandeur de tes biens ; il faut qu’il trouve que rien ne te manque, et qu’il ne se mette en recherche d’aucun bien nouveau. À ton sens, regorges-tu d’argent, ou même en as-tu ton content ? S’il en est ainsi, je l’accorde, tu es riche. Mais si dans ton avidité d’amasser, tu ne réputes honteux aucun gain, tandis qu’aucun ne peut être honnête pour l’ordre dont tu es membre ; si tous les jours tu fraudes, tu trompes, tu demandes, tu fais des marchés, tu enlèves, tu prends ; si tu dépouilles les alliés et pilles le trésor public ; si tu es dans l’attente des testaments de tes amis, ou même, sans les attendre, si tu en produis de faux, sont-ce là des signes d’abondance ou de misère ? C’est l’esprit de l’homme que l’on appelle riche, et non ses coffres. Les tiens ont beau être combles, tant que je te trouverai vide, je ne te croirai pas riche. On mesure les richesses à la suffisance des biens. A-t-on une fille ? il faut de l’argent. En a-t-on deux ? il en faut davantage. Plusieurs ? davantage encore. Et si, comme Danaüs, on en compte jusqu’à cinquante, voilà tout autant de belles dots à fournir. Il faut donc, comme j’ai dit, mesurer la fortune à l’étendue des besoins de chacun. Ainsi, celui qui a non pas plusieurs filles, mais des passions innombrables qui peuvent en peu de temps épuiser les plus grands trésors, ne doit en aucune manière être appelé riche, surtout quand lui-même se sent dans le besoin. On t’a souvent ouï dire qu’il n’y a de riche que celui qui peut entretenir une armée à ses frais ; ce que tous nos grands revenus permettent à peine depuis quelque temps au peuple romain.

Donc, à ce compte, tu ne seras riche, que le jour où tes épargnes te mettront à même de défrayer six légions et toutes les troupes auxiliaires de fantassins et cavaliers. Mais c’est avouer que tu n’es pas riche, toi dont la fortune est si loin de pouvoir suffire à ce beau rêve. Ainsi, tu n’as jamais fait un secret de ta pauvreté, ou plutôt de ton indigence et de ton extrême misère.

II. De même que ceux qui cherchent des gains honnêtes dans le commerce, le travail des mains, et la collecte des impôts, nous font entendre que le besoin les meut ; ainsi, quand on voit ta maison remplie d’une troupe confuse d’accusateurs et de juges ; et en même temps, des accusés coupables et riches, travaillant sous tes auspices à corrompre leurs juges ; quand on voit par quels marchés tu vends ton patronage, les cautions que tu fournis aux brigues des candidats, les affranchis que tu envoies pour rançonner et piller les provinces ; tes voisins dépossédés, tes