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LES HOMMES, LES DIEUX

peut pas finir par des coups de théâtre comme le culte de la Déesse Raison. Elle ne s’évanouira que dans des régressions d’anémie, par l’effort séculaire des pénétrations de l’expérience. L’effondrement de l’inconcevable absolu sous les coups répétés de la connaissance relative.

Nous pouvons dire, non concevoir l’univers infini, puisque nous n’avons pour mesure que notre relativité. De cet univers infini, nous sommes un élément de passage dont le propre est de refléter certains aspects fuyants des choses qui nous échappent par d’autres côtés. Notre évolution est des degrés d’une connaissance laborieuse, non moins que de la conscience des limites qui s’imposent à notre pénétration de l’inconnu.

Et comme le besoin de savoir est principalement ce qui nous tourmente, et que nous voyons chaque jour notre connaissance d’observation s’accroître, nous prenons difficilement notre parti des relativités dans le cadre desquelles notre organisme nous enclôt. L’abîme de l’absolu au relatif nous sollicite, nous harcèle : nous aspirons à le combler. C’est la raison d’être de cet idéal auquel nous tendons, sans relâche, par-dessus les conquêtes de la positivité. Comme tout ce qui est de nous, l’idéal évolue du grossier fétiche du sauvage aux démesures de l’élan vital de M. Bergson, expression particulariste de l’universelle énergie. Il n’y a pas d’homme si bas qu’il n’ait un idéal à sa mesure. Il n’y a pas d’homme de si haute pensée qu’il ne cherche à s’élancer au delà. Et l’idéal a cela de beau que, ne se sentant pas sous la dépendance du Cosmos, il s’offre à chacun pour l’animer à sa guise et en obtenir toutes satisfactions étrangères aux pâles réalités.

S’il faut dire toute ma pensée, c’est plutôt la conscience de ce qui lui manque que la sensation de ce qu’il possède, qui place l’homme au-dessus des reptations de l’animalité. Nous ne sommes vraiment complets que par la sensation d’inachèvement que nous apporte l’imperfection de notre connaissance. De la connaissance animale à la connaissance humaine, il n’y a que des degrés. L’aspiration au delà de lui-même est ce qui met l’homme pensant au-dessus de tout. Quand Bunsen, de si vaste intelligence, borne ataviquement sa tension d’espérance au contact d’un anthropomorphisme divinisé, il ne fait tort qu’à sa pensée, coupant les ailes de l’imagination au moment même de