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AU SOIR DE LA PENSÉE

À l’égard de cette Divinité, parlée plutôt que réellement conçue, pas un de nos gestes qui n’aboutisse, dans l’espoir de nous élever jusqu’à elle, à la rabaisser jusqu’à nous. Quels rapports de correspondances pourrait-il exister entre l’Infini, sans forme puisque sans limites, partant sans objectivité possible, et l’imperceptible accident organique prétendant traiter avec ce qui le déborde de toutes parts ?

Quant aux marchés cultuels décorés du nom d’offrandes ou de sacrifices, ils durent consister surtout en un modeste étalage des produits de la terre[1] substitué, avec le temps, aux victimes vivantes qui furent d’un premier effort de sauvage propitiation. La loi de l’homme étant de tuer pour vivre, quoi de plus naturel que de tuer pour prospérer, d’offrir aux Dieux les prémices du sang, quand les rites du sacrifice, exactement accomplis, devaient, dans la pensée primitive, forcer la volonté du Dieu ?

Le sacrifice humain paraît avoir précédé celui des prémices du troupeau, ainsi qu’en témoignent l’égorgement d’Isaac réclamé d’Abraham par le Dieu d’Israël et la préméditation, à Aulis, du meurtre d’Iphigénie humanitairement remplacée par l’improvisation d’une biche. C’est l’histoire de l’homme cherchant à se racheter de ses maux par l’abandon de ce qu’il a de plus précieux. Plus proche de sa chair sera le sacrifice, plus il en attendra d’efficacité. Les Dieux ont soif. Il faut les gorger de sang. Abraham donne son fils, sans une indication de regret. Agamemnon gémit, mais envoie sa fille au couteau du sacrificateur. La loi du culte est de s’assurer la protection du Dieu, quel qu’en soit le prix. Hommes et Divinités — ne voit-on pas la rigoureuse correspondance des deux psychologies ? Mieux encore, par l’inhumaine autorité d’un culte impitoyable, la barbarie du Ciel doit survivre aux vulgaires sauvageries de la terre. Hier encore, le petit-fils, de Louis XIV, devenu roi d’Espagne, pré-

  1. Près de java, dans l’île si curieuse de Bali, demeurée de culte hindou, on voit se dresser aux portes de petites tables de bambou pour les offrandes de fruits qui indiquent, m’a-t-on dit, qu’il y a un malade dans la maison ou quelque autre sujet d’angoisses à porter devant le divin tribunal. Il faut croire que l’infortune n’était pas rare, car je voyais de ces tables devant chaque habitation. Il va sans dire que le fidèle finissait par déjeuner de l’offrande, puisque le Dieu la lui abandonnait.