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LES DIEUX, LES LOIS

Est-ce donc les prédications du sacerdoce qui ont fait abolir l’horreur des effroyables supplices où sont venus séculairement se délecter nos « chrétiens » charitables[1] ? Quelle voix s’est élevée de l’Église, toute-puissante, pour supprimer la question, l’estrapade, l’écartèlement, le pilori ? N’est-ce donc pas une condamnation d’ordre religieux, au seuil des temps modernes, qui, avant l’étranglement, faisait arracher la langue à Vanini par les tenailles du bourreau ?

  1. Chez beaucoup d’esprits cultivés et même libéraux, nous nous heurtons encore aujourd’hui au vieux fond d’une férocité d’intolérance. Il y a quelques années, en Angleterre, je rencontrai dans un salon un jeune clergyman, très « savant », me dit-on, et de conversation fort agréable. Comme je m’étais permis je ne sais plus quelle parole impliquant une condamnation des violences historiques de l’Église, il s’empressa vivement — lui, chrétien « hérétique » — de revendiquer sa part de responsabilité dans des actes antérieurs au schisme. Je crus me tirer d’affaire en me bornant à faire appel à ses sentiments d’humanité. Cela l’amusa fort. — « Oh ! me dit-il en souriant avec douceur, un mauvais petit quart d’heure est si vite passé ! »

    C’est ainsi, sans aucun doute, que raisonnait Calvin dans son acharnement à poursuivre Michel Servet jusqu’au bûcher de Champel. Le malheureux Espagnol ne se séparait qu’en un point du fanatique « réformateur » de Genève. Il n’était pas « Trinitaire ». Il ne croyait pas que Dieu fût simultanément un et trois. Cela suffit à Calvin pour le harceler d’une mortelle haine. Il le dénonce à l’Inquisition catholique de Vienne et le fait arrêter, livrant à cet effet des lettres que sa victime lui avait écrites sous le sceau du secret. L’Inquisition s’amuse fort de cet hérétique qui lui dénonce une hérésie. Mais elle se met en devoir de brûler celui qu’elle tient. Il s’échappe. C’est donc Calvin lui-même qui le brûlera. Arrestation et procès à Genève. Toutes les injures, toutes les violences. Le malheureux se convulse de froid dans le cachot infect où la vermine le ronge. Son suprême effort est pour demander une chemise. Le Tribunal ne la lui accorde (en principe) qu’à la condition qu’elle ne lui soit pas livrée. Le bûcher s’allume sous les yeux satisfaits d’une foule édifiée. Et plus tard, quand, avec de nouveaux siècles, une tardive évolution de l’esprit humain amènera les fils de ces brûleurs à penser que leurs pères n’ont peut-être pas administré par le feu l’irréfutable preuve, quand ils iront jusqu’à se proposer quelque manifestation d’un regret sans repentir intime, ils ne trouveront pas en eux-mêmes le courage de condamner l’auteur responsable du crime. C’est pourquoi l’on peut lire aujourd’hui à Champel l’inscription du monument « expiatoire », où nos bons Genevois se déclarent en même temps « fils respectueux et reconnaissants de Calvin, notre grand réformateur, mais condamnent une erreur qui fut celle de son siècle »… Calvin innocenté aux dépens du « siècle » qu’il a voulu pétrir de sa pensée reconnue criminelle, c’est une idée qui suscitera peut-être quelque jour l’idée d’un second monument pour désavouer le faux désaveu de consciences obliques qui prétendent confondre dans un même amour la victime et le bourreau.

    On sait que Michel Servet ne fut pas la seule victime de Calvin.