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AU SOIR DE LA PENSÉE

Une considération me porte à l’indulgence, c’est qu’en remontant le cours des morales humaines successives, je rejoins très clairement la morale organique animale qui n’est qu’une expression de la loi du plus fort tempérée par la loi d’accommodation empirique née du besoin primordial de conservation. Blâmerai-je donc le renard de tuer sa poule, même s’il n’a pas faim, au titre d’une gymnastique d’accoutumance ? Cette nuit, un gros vilain chat noir a détruit la nichée de mes deux amis merle ; qui lui donnaient l’exemple en venant piquer dans mon jardin les vers dont ils nourrissaient leurs petits. Ainsi le veut « l’ordre moral » de l’univers divinisé.

Il n’est pas contestable que notre Dieu de bonté nous a fait nous-mêmes carnassiers, et nous a mis ainsi, sans notre consentement, dans la nécessité de tuer pour vivre, ce qui a déchaîné et déchaîne encore dans le monde une incalculable accumulation d’atrocités dont il nous arrive rarement de nous émouvoir. Inférieurs en cela aux loups, nous avons même mis nos canines dans la chair fraîche de notre frère humain. La coutume s’en est anciennement établie, et à ce jour encore quelques braves sauvages l’ont silencieusement continuée.

De ce que nous ne pouvons faire notre Dieu qu’à notre image, il résulte nécessairement qu’il évolue avec nous. Simultanément doté par nous de l’extrême bonté paradisiaque et de l’extrême cruauté infernale, nous le voyons passer de l’une à l’autre dans la mesure de nos propres jugements. Les colères de Javeh sont les colères de Moïse. Charité du Christ envers la pécheresse, reflet de notre humaine pitié. Si bien que les leçons acclamées comme venues de la Providence ne sont vraiment que le choc en retour de nos propres émotivités. La loi divine est, sans qu’il s’en rende compte d’abord, la loi que l’homme se fait.

Aujourd’hui, notre morale universelle serait-elle en voie de progresser ? J’inclinerais à le croire puisqu’on nous recommande, par voie d’affiche, d’être « bons pour les animaux », ce dont n’a jamais parlé le Galiléen. C’est aux portes des abattoirs qu’il faudrait inscrire cette recommandation. Non que j’aboutisse à vous proposer de nous faire « végétariens ». Ce serait pur enfantillage puisqu’on ne saurait dire le chiffre de vies que nous supprimons en buvant un verre d’eau. Homme je suis, homme je demeurerai de mon consentement, qui n’est qu’une des formes