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LES DIEUX, LES LOIS

missionnaires, aussi bien que sur ses lectures, l’excellent homme s’était fait, au plus profond de lui-même, une éblouissante image du tableau de morale en action qu’un pays chrétien devait lui offrir. Il s’embarque tout exprès pour avoir l’heureuse vue du plus haut spectacle d’édification. Il arrive, tous yeux ouverts. Il regarde, il écoute, il interroge, prêt à s’ébahir. Quelle stupéfaction ! C’est ici comme partout. Ces hommes qu’il a devant lui ne sont ni meilleurs ni pires que les autres. Les préceptes sont excellents, comme à Bénarès. Mais, en ces lieux, pas plus qu’ailleurs, les actes ne s’en trouvent déterminés. De désespoir, l’infortuné voyageur parlait de se déconvertir. Brahma, Vichnou, Siva se préparaient à fêter son retour, quand une attentive lecture de la Bible, nous dit-on, le détourna de ce projet. Qu’on me dise où il devait se rendre pour voir le grand miracle de l’accord des paroles et des activités.

Sur la foi des prédicateurs, nos chrétiens vont réclamant, pour leur théologie, la gloire exclusive du principe excellent qu’il faut s’aimer les uns les autres et ne point faire à autrui ce qu’on n’en voudrait pas recevoir. Cette haute revendication de morale, d’ailleurs étrangère à la Bible, se retrouve authentiquement aux temps les plus reculés. Les Athéniens faisaient remonter au héros Bouzygès, c’est-à-dire à leur plus haute antiquité, le précepte : « Faites à autrui ce que vous voudriez qui vous fût fait. » Et plus tard, Isocrate commentait ainsi la même idée : « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas souffrir d’eux, » et encore : « Soyez pour les autres ce que vous voudriez que les autres fussent pour vous. »

Le Bouddha, Lao-Tseu, Confucius[1], il y a vingt-cinq siècles, n’ont pas, dit autre chose. Que fit donc le Bouddha, Christ indien[2] sans Golgotha, sinon de prêcher la grande pitié humaine et l’amour du prochain ? Confucius, avec son rationnalisme, comme Lao-Tseu avec son détachement asiatique des choses, de quoi s’inspiraient-ils sinon d’un zèle total pour l’huma-

  1. Confucius : « Ce que je ne désire pas que les hommes me fassent, je désire également ne pas le faire aux autres hommes. »
  2. Ce rapprochement m’oblige à noter que Çakya-Mouni avait une doctrine du monde (la plus compréhensive), et que le Christ ne dit pas une parole qui pût être interprétée dans ce sens. Aucune vue d’ensemble sur le monde vivant.