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AU SOIR DE LA PENSÉE

n’aider ses semblables qu’en vue de son propre intérêt ? Des sommets de la pensée, la connaissance émotive s’élève au sentiment d’un retour d’aide automatique, reléguant aux mentalités inférieures le besoin d’une rémunération. Qui aide autrui s’en trouve aidé ; au plus profond de lui-même. Dans cet arbitrage qui livre le monde au jugement de l’homme, et l’homme aux épreuves des rétributions d’activités, la plus haute récompense se découvre dans la silencieuse élévation d’une destinée bien remplie. Hors la simplicité de cette vue si claire, il n’y a qu’incohérences de rêveries. Qu’il s’en détourne ou la suive, tout homme voit passer son heure. Pour n’avoir voulu connaître que ses rêves, Sardanapale s’en dut construire un monstrueux bûcher.

Chaque jour qui s’enfuit m’offre l’épreuve d’un renouvellement de moi-même par l’activité continue de la connaissance émotive. Je prétends m’y tenir de toute la force de ma volonté. Je ne sais pas beaucoup. Mais ce que je sais, je n’accepte pas que de blêmes nescients prétendent me prouver que je ne le sais pas. Je ne sais pas beaucoup, mais de ce que je sais, j’accepte fièrement les conséquences qui sont d’abord du compte que je me dois de moi-même à moi-même, au tribunal où je prononce sur les développements de ma propre destinée.

Car il est des régions pour la paix des hautes joies au-dessus des humaines douleurs. Et même s’il n’en était pas ainsi, une aspiration de justice supérieure, sentie sinon réalisée, dominerait encore les tourments de qui, n’ayant pas demandé la vie, s’efforce d’y mettre un élément, une action de sa personnalité. Il me fut imposé une implacable loi de vivre qui s’amende par les évolutions d’un Moi dont un accroissement de sensibilité constructive m’élève et me maintient au-dessus des mouvements d’inconscience et de conscience dont je suis issu. Que demander au delà pour la jauge éphémère d’une brève existence ? Je suis maître de vivre comme de mourir, armé d’un souverain pouvoir sur moi-même en vertu des déterminations de mon personnage. Et si je choisis de vivre, quelle plus belle tâche qu’un effort toujours plus haut du meilleur de mes forces vives ? Au risque de n’y pas réussir, tâchons d’obtenir de nous-mêmes au delà du possible, et surtout ne nous divinisons pas pour cela. « Qui veut faire l’ange fait la bête », a dit un redoutable croyant.