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AU SOIR DE LA PENSÉE

le poison de son fruit, le carnassier qui a faim, et l’homme, mal armé pour sa propre défense, prêt à se repaître de la chair de son frère, avec la loi du talion pour contre-partie. Tout se balance, tout se paye. Nos maux sont le revers de nos joies. La vie au plus fort, c’est la loi implacable où se rachètent nos enchantements d’émotivités. Faveurs diversement ressenties, diversement payées.

Un long temps allait être nécessaire pour que le primitif se rendît compte de ce qui lui arrivait. L’accoutumance héréditaire d’ancêtres animaux devait lui faciliter ses débuts. Une succession de siècles allait s’écouler dans une subconscience des choses, parmi des tumultes de sensations mésinterprétées. Le contentement des méprises lui fut, comme à nous-même, largement octroyé. Grossières notes de routes jusqu’aux sociétés de « civilisation » organisée ! Quels tumultes d’obscurités tenaces pour en venir simplement à reconnaître les conditions positives de notre existence ! Mais, voilà qu’un courage nous monte d’avoir foi, malgré tout, en notre destinée. C’est la nouvelle étape dont l’accès vient s’offrir aux sollicitations de la connaissance — le degré décisif d’un état de vouloir et de faire, inauguré dans la douleur, à destination d’un repos dont nous nous faisons puérilement un sujet d’épouvante.

L’homme a peiné, l’homme a souffert. En des heures de méditation, il peut, dès à présent, établir les premiers comptes de son intellectualité. Il ne s’abandonnera pas. L’heure d’une virilité d’intelligence est venue. Virilité devant les hommes, virilité devant les choses, virilité devant ses Dieux en défaillance. Cœur palpitant, tête haute, ni le billot, ni le bûcher ne le feront trembler — pas plus que l’arrêt tonitruant d’en haut. La volonté sincère de connaître est incompatible avec la peur. De toutes les opinions, de toutes les croyances, voyez plutôt les martyrs. La mort ne nous est plus que la douce nuit d’une paix décidément allégée des cauchemars de la vie.

Cette vie, l’homme est la seule créature qui puisse en disposer. Comment qu’il meure, il aura vécu. Il vit, il veut vivre, maux et biens compensés. Il sera sorti d’une nuit d’inconscience pour connaître les éblouissantes sensations des choses, les affiner aux pierres de touche de sa compréhension, et s’en composer une fortune d’idéalisme qui l’égalerait aux Dieux, si elle ne leur était