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AU SOIR DE LA PENSÉE

l’intelligence accrue soit tenue de s’y cristalliser. Il nous fallait des Dieux, n’en fût-il pas au monde. Nous en avons eu. Nous en avons encore. Nous en aurons, longtemps.

À peine l’homme arrive-t-il aux initiations d’une intellectualité commençante, en présence d’un univers qui l’accable, que sa loi l’assujettit à la domination des personnalités imaginaires, jusqu’au jour où s’offriront quelques moyens de réagir en direction des positivités. À quel prix ?

Sur la pente irrésistible devaient glisser les vagues processus d’émotivités par lesquels nos lointains ancêtres inaugurèrent des balbutiements de pensées ? Le monde leur parut, comme il est réellement, un conflit de Puissances, et ces Puissances, comment auraient-ils pu éviter de les personnaliser ? Tout un peuple de féeries s’offrait aux enchantements, comme aux terreurs du rêve, en attendant les premières pointes de l’observation. N’est-ce pas ainsi que de toutes parts surgit le prodige de ces personnages surhumains, génies, ogres, géants, fées bonnes ou mauvaises, farfadets, lutins, gnômes, figures de légendes et de fables qui gardent encore une place d’honneur dans les premiers ébats intellectuels de nos enfants, anxieux du rêve à l’exemple de leurs anciens. Ni religion ni science n’ont pu les priver de leurs charmes. Ils ne doivent point de comptes aux constructions de la pensée. Caput mortuum de dogmes évanouis, ils ont gardé la fleur enchanteresse des imaginations primitives et se découvrent plus vivaces que tant d’illustres Divinités.

Sort fatal, lorsque dans le vertige de sensations qui nous emportent à l’inconnu, éblouis du spectacle des mondes dans les révolutions de l’espace et du temps, prisonniers de notre terre dont les déterminations nous étreignent, étrangers encore aux appels des réactions organiques d’où résulteront plus tard des mouvements d’humaine connaissance, nous ne pouvions que nous abandonner d’abord aux figurations des Puissances maîtresses, pour en venir à les arraisonner ?