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AU SOIR DE LA PENSÉE

aux noms des objets naturels, tels que le ciel, le soleil, la lune, l’aurore, les vents. Elles ont offert un culte et des sacrifices à des noms abstraits, comme le Destin, la Justice, ou la Victoire. » Que de grâces si le mal n’eût été que des « nations de l’antiquité » ! Le savant mythologue n’a pas voulu pousser son investigation jusqu’à nos jours. Notre laissé-pour-compte de statues animées n’a qu’insuffisamment retenu son attention. Mieux que personne, pourtant, il eût pu voir comment les abstractions continuent de s’incarner à nos yeux en des personnages de mythes divinisés. L’Immaculée Conception, représentée par une statue offerte aux adorations, est l’une des plus notables au présent jour.

On comprend ainsi que Démocrite, devançant Locke, ait comparé les mots à des statues vocales, c’est-à-dire à des formations de sonorité revêtues des apparences d’une vie dont notre inconsciente puissance de réalisation aura bientôt fait des personnalités divines. Statues d’abstraction, personnages de mots déifiés. « La langue, cette mère des Dieux », a dit un Allemand ! Nomina, Numina, avaient prononcé les Romains. Ce sont les noms qui nous ont fait des Dieux. Le phénomène est d’une telle clarté qu’Hésiode ne songe pas même à feindre de s’y tromper. Loin de là, le chantre des dieux se plaît à montrer tout à nu l’impénitente candeur d’une âme de poète dans ses crises d’hallucinations : « Hys, fille de l’Océan, s’unit à Pallas et eut de lui l’Ambition, la Victoire, la Force, la Puissance, glorieux satellites de Zeus. » Où peut-on voir plus clairement la dérivation du mot abstrait à la réalité ?

Nous sommes à la source de la fameuse lutte des Nominalistes et des Réalistes qui dressa les uns contre les autres, au Moyen Âge, ceux qui ne voyaient dans les mots que des verbes correspondant à des formes de pensées, et ceux qui y voulaient faire vivre l’absolu d’une réalisation. Tout le scénario de la théologie se trouvait en cause, et, de ce point de vue, rien n’est plus instructif, dans l’histoire de l’esprit humain, que l’analyse, même sommaire, des arguments échangés. On peut dire que l’avenir de la pensée humaine se joua dans cette partie. Il nous paraît, aujourd’hui, que la position des Réalistes ne pouvait pas être sérieusement défendue. En ce temps-là, c’était une autre affaire, et les invectives et les excommunications prouvaient assez que