Page:Collins - La Femme en blanc.djvu/154

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des temps plus heureux, nous aimions tant à étudier. Le froid, la stérilité, l’avaient envahi ; — ce n’était plus le paysage dont j’avais gardé souvenance. « Sa » présence rayonnante ne l’éclairait plus ; à la brise passant sur la plaine immense ne se mêlaient plus les notes harmonieuses de sa voix. Justement en cet endroit où je contemplais le vaste horizon, elle m’avait parlé de son père, resté son dernier protecteur ; elle m’avait dit combien ils s’étaient aimés l’un l’autre, et avec quels regrets elle songeait encore à lui lorsqu’elle entrait dans certains appartements du château, ou lorsqu’elle reprenait telles occupations, tels passe-temps que, jadis, il partageait avec elle. La vue que j’avais eue sous les yeux en prêtant l’oreille à ses confidences intimes, et celle que, dans mon isolement, je contemplais aujourd’hui, était-ce réellement la même ? Sans regrets, je la quittai ; je revins, traversant les marécages et tournant les dunes jusqu’aux bords de la mer. Là blanchissait le ressac, écumant de colère, et bondissaient les vagues, multitude étincelante, — mais là aussi était l’endroit où je l’avais vue, du bout de son parasol, tracer sur le sable des lignes indécises ; l’endroit où nous étions restés assis l’un près de l’autre, où elle m’avait entretenu de moi et de mon pauvre intérieur, où elle m’avait adressé sur ma mère et ma sœur une foule de questions empreintes de cette délicatesse d’observation qui caractérise les femmes, où elle s’était demandé, avec un naïf étonnement, si jamais je renoncerais à mon célibat solitaire et libre, pour avoir à moi une épouse, une famille. Les flots et les vents avaient depuis longtemps effacé les traces d’elle que ces lignes auraient dû éterniser à mon gré. Je regardai dès lors, sans nul intérêt, la vaste monotonie des falaises, et ce lieu, consacré pour moi par le souvenir des heures radieuses que nous y avions perdues, me devint tout à coup inconnu, étranger, comme si j’étais déjà transporté dans une région qu’elle n’eût jamais habitée.

Le vide silence des grèves me glaçait le cœur. Je revins dans cette maison, dans ce jardin où, à chaque pas, quelque vestige me parlait d’elle.