Page:Conrad - Gaspar Ruiz, trad. Néel.djvu/104

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pour l’instant la présence ! Ils avaient assisté ce soir-là à quelque concert d’amateurs pour la délectation des pauvres, vous savez, mais la jeune personne avait voulu partir de bonne heure et passer, au retour, par Hermione Street, sous prétexte de travail. Sa tâche ordinaire consistait à corriger les épreuves des éditions italiennes et françaises de la Cloche d’Alarme et de la Torche…

— Ciel ! murmurai-je. On m’avait une fois montré quelques numéros de ces publications, et rien ne pouvait, à mon sens, être moins fait pour des yeux de jeune femme. C’étaient les feuilles les plus avancées de l’espèce, j’entends avancées au delà de toutes les bornes de la raison et de la décence. L’une d’elles prêchait la dissolution de tous les biens sociaux et domestiques ; l’autre faisait l’apologie du meurtre systématique. La pensée d’une jeune fille, occupée à relever des coquilles typographiques dans ces pages abominables était intolérable à mon idéal de féminité. M. X…, après m’avoir lancé un coup d’œil, poursuivit tranquillement :

— Je crois, d’ailleurs, qu’elle était venue surtout pour exercer son charme-sur Sevrin, et pour recevoir son hommage avec son air de royale condescendance. Elle avait à la fois conscience de son pouvoir à elle et de son asservissement à lui, et jouissait, j’en suis certain, de ces deux effets avec une pleine innocence. Quels fondements de convenance ou de morale pourrions-nous invoquer pour la chicaner sur ce point ? Le charme féminin et l’exceptionnelle intelligence virile se suffisent à eux-mêmes, n’est-ce pas ?

Ma curiosité imposa silence à mon horreur pour une doctrine aussi licencieuse.

— Qu’arriva-t-il donc ? me hâtai-je de demander. X… émiettait négligemment un petit morceau de pain dans sa main gauche.