Page:Conrad - Gaspar Ruiz, trad. Néel.djvu/106

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mais ce n’était pas assez pour expliquer l’émotion que lui causait sa venue. Pendant une seconde, il parut réduit à un état d’imbécillité. Il ouvrait la bouche, comme pour crier, ou pour mieux respirer peut-être. En tout cas c’est un autre qui cria : ce fut le camarade héroïque que j’avais vu avaler son morceau de papier. Avec une louable présence d’esprit, il poussa un cri d’alarme :

— « C’est la police ! Arrière ! arrière ! Filez et verrouillez la porte derrière vous ! »

Excellent avertissement, qui n’empêcha pas la jeune personne d’avancer, suivie par son frère à la longue figure, avec son costume touriste qu’il avait enfilé pour chanter des chansonnettes et distraire un prolétariat sans joie. Elle ne procédait pas en femme qui n’a pas compris un cri d’alarme — le mot de « police » était trop clair, — mais comme si elle y eût été contrainte. Elle ne marchait pas avec l’allure dégagée et la mine importante d’une anarchiste amateur distinguée, parmi de pauvres professionnels aux abois, mais avec des épaules légèrement voûtées et des coudes collés au corps, comme si elle eût voulu se replier sur elle-même. Elle tenait les yeux immuablement fixés sur Sevrin, Sevrin l’homme, je suppose, et non pas Sevrin l’anarchiste. Et elle avançait, ce qui était fort naturel, car avec toutes leurs prétentions à l’indépendance, les filles de cette classe sont habituées à se sentir spécialement protégées, comme elles le sont, en effet. C’est ce sentiment-là qui explique les neuf dixièmes de leurs gestes d’audace. Son visage s’était absolument décoloré ; elle était blême. Songez à cette brutale sensation d’être une personne qui doit se sauver devant la police. Je crois que c’est l’indignation qui la faisait surtout pâlir, bien qu’il y eût sans doute aussi chez elle un souci d’intégrité personnelle et la vague appréhension de quelque contact grossier. Et naturellement, elle se tournait vers un homme, l’homme sur qui s’exerçait son charme, et dont