Page:Conrad - Gaspar Ruiz, trad. Néel.djvu/120

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d’absurde jeunesse. Vêtu d’un complet de drap, ce dernier devait avoir une trentaine d’années ou un peu davantage ; il était certainement de ces individus que n’émeut pas le son de leur propre voix, car sans s’interrompre un instant, il m’invita, pour ainsi dire, d’un coup d’œil amical, à me mêler à la conversation.

— Oui, j’ai été heureux, répétait-il avec emphase, et si ça vous étonne, c’est que vous n’avez pas connu cette rosse-là comme moi. Ah ! on pouvait se souvenir d’elle ! Elle n’a pas eu ma peau, c’est vrai, mais elle a bien fait tout ce qu’elle a pu pour m’enlever tout mon courage. Et elle a bien failli faire entrer dans un asile d’aliénés le plus chic type du monde. Qu’est-ce que vous dites de ça, hein ?

Pas un muscle ne tressaillit dans l’énorme visage de M. Stonor. Monumental ! L’homme me regarda droit dans les yeux.

— Ça me rendait malade de penser à cette garce qui s’en allait de par le monde en massacrant des gens.

Jermyn approcha encore un peu son mouchoir de la grille et poussa un gémissement ; c’était une habitude chez lui.

— Je l’ai vue une fois…, intervint-il avec une indifférence larmoyante ; elle avait un rouf…

L’étranger se retourna pour abaisser sur lui un regard de surprise.

— Elle en avait trois, corrigea-t-il avec autorité. Mais Jermyn n’entendait pas se laisser contredire.

— Une grande vilaine bâtisse blanche, répéta-t-il avec une morne obstination, qui se dressait vers le ciel et se voyait à des milles de distance.

— C’est vrai, acquiesça vivement l’autre, c’était l’idée du vieux Colchester. Il avait pourtant assez de la vie qu’elle menait et déclarait à chaque instant qu’il voulait la lâcher. C’étaient trop de faveurs pour lui ; il ne demandait qu’à s’en laver les mains dès qu’il pourrait