Page:Conrad - Gaspar Ruiz, trad. Néel.djvu/166

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quelques pas et me cachai derrière un buisson. Je ne voulais pas me laisser surprendre, pour être empêché de rendre au moins ce suprême service à une créature humaine avant de mourir.

Il faut croire que le signal avait été perçu, car la chaloupe de l’Ile Royale arriva en un temps incroyablement court.

La femme n’avait plus besoin de moi. Je ne bougeai pas. Certains des soldats étaient en manches de chemises, d’autres pieds nus, comme l’appel aux armes les avait trouvés. Ils passèrent à côté de ma cachette au pas accéléré. La chaloupe était repartie en quête d’un second peloton, et la femme pleurait, toute seule au bout de la jetée, la lanterne posée à terre à côté d’elle.

Alors, tout à coup, je distinguai dans la lumière le rouge de deux pantalons. J’en restai stupéfait. Les soldats partirent au pas de course. Leurs tuniques déboutonnées battaient au vent et ils avaient la tête nue. L’un d’eux cria à l’autre d’une voix essoufflée : « Tout droit ! Tout droit ! »

D’où avaient-ils pu sortir ? Je n’en savais rien. Je m’avançai furtivement sur la courte jetée. Je vis la silhouette de la femme toute secouée de sanglots, et je perçus de plus en plus distinctement sa lamentation : « Oh ! mon pauvre homme ! mon pauvre homme ! mon pauvre homme ! » Je m’avançai tout doucement. Elle ne voyait et n’entendait rien : le tablier jeté sur la tête, elle se balançait d’avant en arrière, douloureusement. Et soudain, j’aperçus un canot, au bout de la jetée.

Les deux hommes, des sous-officiers sans doute, avaient dû sauter dans le canot, après avoir manqué le départ de la chaloupe. Il était incroyable que le sentiment du devoir leur eût ainsi fait violer toutes les consignes. Ils avaient agi stupidement, d’ailleurs, et je ne pouvais en croire mes yeux, quand je mis le pied dans la petite barque.