Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/118

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derrière mon dos en marmottant à mi-voix, et je me sentais mourir peu à peu, je vous assure. Peut-être, si j’avais laissé mes dents claquer, Pierre Ivanovitch se serait-il aperçu de ma détresse, mais je doute qu’il en fût rien résulté de bon pour moi. Elle est très avare, pour tout ce qui touche à ce genre de choses. »

La dame de compagnie jeta un coup d’œil sur l’escalier. Le gros chat, qui avait achevé son lait, frottait avec des gestes souples sa joue moustachue contre la jupe de sa maîtresse. Elle se baissa pour le saisir.

« L’avarice, voyez-vous, est plutôt une qualité qu’un défaut », poursuivit-elle en serrant le chat dans ses bras croisés. « Chez nous, ce sont les avares qui peuvent économiser de l’argent pour des projets intéressants, et non pas les natures soi-disant généreuses. Mais ne me prenez pas pour une sybarite. Mon père était employé au ministère des Finances, et n’avait pas la moindre fortune. C’est vous dire que notre maison était loin d’être luxueuse ; pourtant l’on n’y souffrait pas du froid. Je quittai le foyer paternel dès que je commençai à penser par moi-même. Et ce n’est facile de penser par soi même ! Il faut quelqu’un pour vous mettre sur la voie, pour vous éveiller à la vérité. Je suis redevable de mon salut à une vieille marchande de pommes, qui tenait son étalage sous la porte de notre maison. Elle avait une bonne figure ridée, et la voix la plus affectueuse qui se puisse imaginer. Un jour, par hasard, nous vînmes à parler d’une enfant, d’une petite fille en loques, que nous avions vu mendier, dans les rues, au crépuscule, et qui s’approchait des hommes ; d’un fait à l’autre, mes yeux apprirent à s’ouvrir, peu à peu, sur toutes les horreurs, dont il faut que des innocents souffrent en ce monde, pour permettre aux gouvernements de vivre. Une fois que j’eus compris le crime des classes supérieures, il me fut impossible de continuer à vivre avec mes parents. On n’entendait pas, chez nous, d’un bout de l’année à l’autre, une seule parole de charité ; rien que des potins concernant de viles intrigues de bureau, les promotions, le salaire, la faveur recherchée auprès des chefs. La seule idée d’épouser un jour un homme comme mon père me faisait frissonner. Non pas que personne voulût m’épouser ; il n’y avait pas la moindre perspective d’un événement semblable. Mais n’était-ce pas déjà un crime que de vivre de l’argent du gouvernement, pendant que la moitié de la Russie mourait de faim ? Le ministère des Finances ! Oh ! l’atroce ironie ! Est-ce qu’un peuple affamé et ignorant a besoin d’un Ministère