Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 22, 1845.djvu/41

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Grace pleurait, et ne faisait pas autre chose ; mais Lucie avait un air moqueur et légèrement impertinent, tandis que des pleurs sillonnaient ses joues, comme on voit quelquefois le soleil briller pendant que la pluie tombe.

— Oui, dans les prémisses, répétai-je en appuyant sur ce mot. J’espère que c’est anglais, et bon anglais ; mais avec vous il ne faudrait jamais employer que les expressions les plus vulgaires.

En 1797, le grandiose n’avait pas encore fait irruption dans le langage de la conversation. Les expressions sublimes ou ambitieuses auraient provoqué un sourire beaucoup plus qu’aujourd’hui ; et si j’en dois croire des juges beaucoup plus compétents que moi, c’est aux discours du congrès et à la phraséologie des journaux qu’il faut attribuer la grande amélioration qui s’est faite depuis lors dans l’esprit et dans les manières. Cependant Rupert avait devancé son siècle sous ce rapport, et toutes les belles phrases que je pouvais débiter, c’était pour les lui avoir entendu dire. Je trouvai Lucie presque impertinente, de rire d’une expression qui venait d’une pareille source, et, pour la confondre, je n’hésitai pas à exhiber mon autorité.

— J’en étais sûre, s’écria Lucie, riant pour le coup de tout son cœur, voilà bien Rupert, qui me parle toujours de « prendre la responsabilité, » et de « conclusions dans les prémisses. » Laissons faire mon père, Grace, et si ces enfants commencent par les prémisses, il se chargera de la responsabilité de la conclusion.

J’aurais perdu patience, si Grace n’avait pas montré pour moi un intérêt si touchant que, malgré la présence de cette moqueuse de Lucie que j’aurais voulu voir bien loin, je lui racontai tout notre projet.

— Vous voyez, ajoutai-je, que si M. Hardinge en sait quelque chose, on dira qu’il aurait dû nous retenir. Eh ! quoi, dirait-on, il est ministre, et il n’a pas su empêcher deux garçons de seize et de dix-sept ans de partir ! Comme s’il était facile de retenir deux jeunes gens déterminés qui veulent voir le monde. Au contraire, s’il ne sait rien, personne ne pourra le blâmer. C’est ce que j’appelle le dégager de toute responsabilité. Nous comptons partir la semaine prochaine, c’est-à-dire dès que notre costume de matelot sera prêt. Nous descendrons le fleuve sur le bateau à voile, et Neb viendra avec sous pour le ramener. Maintenant que vous savez tout, il ne sera pas nécessaire que nous laissions une lettre pour M. Hardinge ; car, trois jours après notre départ, vous pourrez tout lui raconter. Notre absence durera un an ; nous reviendrons alors et nous serons ravis de nous retrouver tous ensemble. Rupert et moi nous serons alors