Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 3, 1839.djvu/78

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’il jetât de temps en temps un regard à la dérobée sur les officiers, comme pour découvrir si cette légèreté apparente ne cachait pas un fonds plus solide. Quant au capitaine Munson, il souffrait rarement qu’un sentiment quelconque troublât l’impassibilité habituelle de sa physionomie, et s’il n’avait pas assez de dignité pour réprimer la gaieté intempestive de ses officiers, il avait trop de bonté d’âme pour trouver mauvais qu’ils s’y livrassent. Il témoigna qu’il était satisfait des arrangements qui avaient été proposés, et ordonna qu’on apportât la liqueur qu’on était dans l’usage de boire à la fin de chaque délibération.

Le quartier-maître parut croire qu’on devait suivre le même ordre pour boire que pour parler ; car à peine le rhum fut-il placé sur la table, qu’il s’en versa un grand verre, dans lequel il n’ajouta de l’eau qu’avec beaucoup de modération.

— L’eau du vaisseau a presque la même couleur que le rhum, dit-il ; si elle en avait aussi le goût, quel heureux équipage nous ferions ! Eh bien ! monsieur Griffith, vous avez donc envie d’aller courir des bordées sur terre ? il est assez naturel à la jeunesse d’aimer la terre ; mais il y a ici quelqu’un, et c’est le premier quartier-maître de cette frégate, qui en a vu assez pour un an la nuit dernière. Cependant, puisque vous voulez y aller, je bois à votre heureux débarquement, et puissiez-vous y trouver un meilleur ancrage ! À votre santé, capitaine Munson ; et je vous dirai, sauf respect, que si nous descendions un peu plus au sud, mon opinion est (et ce n’est que celle d’un seul homme) que nous pourrions rencontrer quelque bâtiment ennemi revenant des Indes occidentales, et dont la cargaison pourrait nous réchauffer le cœur, si jamais nous nous trouvions dans la nécessité de mettre nous-mêmes un pied sur la terre.

Le vieux marin s’interrompait de temps en temps pour porter d’une main son verre à sa bouche, tandis que l’autre continuait à entourer le cou de la bouteille, de sorte que ses compagnons furent obligés d’attendre que le torrent de son éloquence fût écoulé avant de pouvoir se servir. Enfin Barnstable, voyant qu’il ne lâchait pas prise, lui retira la bouteille de la main sans cérémonie, et se prépara un mélange dans lequel l’eau et le rhum se suivirent en proportions plus égales.

— Vous avez le verre le plus remarquable que j’aie jamais vu dans aucune de mes croisières, Boltrop, lui dit-il en même temps.