Page:Cournot - Essai sur les fondements de nos connaissances.djvu/111

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une chaîne dont on ne peut suivre que des fragments dispersés. Tel organisme est admirablement adapté à l’accomplissement de telle fonction, et le jeu de la fonction n’est pas moins bien approprié aux besoins de l’individu et à l’entretien de l’espèce ; mais quelle fin la nature s’est-elle proposée en créant et en propageant l’espèce ? C’est ce qui ne nous est point indiqué, et ce que nous ne pouvons tenter de deviner sans faire des suppositions gratuites, parfois ridicules, et toujours indignes d’un esprit sévère : tant le champ de nos connaissances est restreint en comparaison de ce qu’il faudrait savoir pour pouvoir, sans une trop choquante présomption, émettre des conjectures sur l’ordonnance générale du monde !

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Entre les deux explications qui se réfèrent, l’une à la finalité des causes, l’autre à l’épuisement des combinaisons fortuites, ce n’est point, en général, par une preuve rigoureuse et une démonstration formelle que l’esprit se décide. On peut, non sans choquer le bon sens, mais sans violer aucune règle de la logique, attribuer à un arrangement providentiel le rapprochement le plus insignifiant et le plus aisé à concevoir comme résultant de combinaisons fortuites, ou bien inversement se donner carrière pour tirer du jeu des combinaisons fortuites le résultat le plus merveilleux par un concours harmonique de circonstances innombrables, et celui où brille, avec le plus d’éclat, l’intelligence des rapports entre la fin et les moyens. Quelque fondée que soit la raison humaine à préférer, selon les cas, l’une ou l’autre solution, elle rencontrera une contradiction sophistique : non pas une contradiction passagère, comme en éprouvent toutes les vérités scientifiques, jusqu’à ce qu’elles aient été définitivement constatées et acquises à la science, mais une contradiction permanente, tenant à l’impuissance radicale où la raison humaine se trouve d’y mettre fin par une démonstration catégorique, à défaut de l’observation directe. Est-ce à dire que l’homme doive et puisse être indifférent au choix de la solution à donner à ces éternels problèmes ; qu’il doive renoncer à se rendre compte, autant que ses facultés le comportent, des principes d’ordre et d’harmonie introduits dans l’économie du monde, de la part qui revient à ces principes divers et du mode de subordination des uns aux autres ? Concevrions-nous un tableau de la nature où ces considérations