Page:Cournot - Essai sur les fondements de nos connaissances.djvu/141

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d’après les caractères auxquels l’homme est naturellement porté à attribuer une valeur qu’ils n’ont foncièrement pas, et que fait évanouir une connaissance plus approfondie de la nature des êtres, à mesure que les progrès de la science mettent en évidence des faits plus cachés et permettent à la raison de saisir des rapports plus essentiels. Ce n’est pas que, dans l’ordre réputé avec fondement le plus naturel ou le plus vrai, il n’y ait encore des traces d’un ordre relatif et artificiel, accommodé à notre manière de concevoir les choses, plutôt qu’à l’exacte représentation de ce que les choses sont intrinsèquement et absolument. Nous le reconnaîtrons plus tard, et nous en démêlerons la cause, qui tient au mode de développement de quelques-unes de nos facultés : de sorte que cette application, dans un autre sens, des principes de la critique, ne fera que donner aux principes une nouvelle confirmation. Si l’homme était en commerce avec des êtres raisonnables d’une autre nature que la sienne ; si nous connaissions en effet plusieurs espèces d’animaux raisonnables, comme nous connaissons une foule d’espèces qui se rapprochent beaucoup de la nôtre par l’ensemble des organes et des fonctions de l’animalité, nul doute que nous n’eussions bien d’autres moyens de compléter la critique de nos connaissances et d’y démêler ce qui tient au fond des choses d’avec ce qui est imposé par la constitution de l’espèce. Mais de pareils termes de comparaison nous font défaut, et la distinction des races humaines est trop inférieure en consistance à la distinction spécifique pour ouvrir à l’induction philosophique des voies assez sûres et assez larges. Cependant, là même encore tout jugement critique n’est pas impossible. Sans doute il est fort naturel de croire à la prééminence physique et intellectuelle de la race à laquelle on appartient ; mais ce préjugé naturel peut être confirmé ou infirmé par la raison. Si, par exemple, il arrivait que les mêmes caractères qui ont servi à établir la gradation des espèces et la prééminence incontestable de l’espèce humaine sur les autres espèces animales, pussent encore servir à établir dans l’espèce humaine une gradation entre les races, il faudrait bien admettre par raison, et indépendamment de tout préjugé de naissance, la supériorité de la race qui réunit ces caractères distinctifs au degré le plus