Page:Cournot - Essai sur les fondements de nos connaissances.djvu/156

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celui dont l’organisation est la moins compliquée, et où (de l’avis de tous les physiologistes) la sensibilité générale a reçu les perfectionnements les moins recherchés, c’est-à-dire par l’organe du goût. Certes, l’importance de cet organe pour une des principales fonctions de la vie de l’animal est assez manifeste ; mais autant cette importance est grande, autant (par une sorte de compensation dont la nature offre mille exemples) l’utilité de l’organe est faible, et même nulle, dans l’ordre de la connaissance. La perception des saveurs vient à la suite d’une action chimique que des molécules liquides, ou en dissolution dans un liquide, exercent sur les papilles nerveuses de l’organe du goût ; cet organe est un réactif chimique, doué quelquefois d’une délicatesse exquise, et qui pourra accuser dans un mélange, par la perception de saveurs caractéristiques, la présence de quelques atomes qui échapperaient aux balances ou aux réactifs de laboratoire. Mais la perception des saveurs ne porte avec elle aucune lumière sur la nature de l’action chimique ou moléculaire : c’est une affection du sujet sentant, laquelle ne donne aucune représentation, ni n’implique aucune connaissance de l’objet senti. Apprendre par le sens du goût que le sel marin a, comme on dit, une saveur franche et que le sulfate de fer a une saveur astringente, c’est apprendre que ces deux sels sont susceptibles d’affecter, chacun à sa manière, l’organe du goût, mais ce n’est rien apprendre quant à la nature du sel marin ou du sulfate de fer. Une douleur de goutte nous apprend de même qu’il y a dans les humeurs ou les tissus de nos organes quelque chose de propre à provoquer une sensation douloureuse, sans que pour cela nous en soyons plus avancés dans la connaissance de la structure des tissus, de la composition des humeurs et de la nature du principe morbide. Le goût ne contribue donc à nos connaissances que d’une manière indirecte et à titre de réactif : c’est-à-dire qu’après que nous avons reconnu que tel corps nous donne telle sensation de saveur bien déterminée, et, comme on dit, caractéristique, la saveur nous sert ensuite à reconnaître la présence du corps dans un mélange où il se trouve confondu, et où nous ne pourrions pas le discerner autrement, soit parce qu’il s’y trouve en quantité trop petite, soit pour toute autre cause. La sensation de saveur, comme tout autre réactif, peut aussi, dans certains cas, nous