Page:Cournot - Essai sur les fondements de nos connaissances.djvu/170

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scientifique. Mais, ce qu’il faut bien remarquer, le système de nos connaissances en serait mutilé, et non désorganisé ou viscéralement altéré. Ce serait comme un arbre dont on a coupé les rameaux, qui a perdu sa parure, mais qui conserve son tronc et ses maîtresses branches. Inversement, si l’on rend le sens de la vision à un aveugle précédemment instruit par le seul secours du tact, dans une société d’aveugles comme lui, ses connaissances s’étendront, se développeront, s’orneront, sans qu’il se trouve dans la nécessité de reconstruire sur un plan nouveau la charpente qui les supporte. Un sens s’ajoutant à l’autre, des idées ne supplantent pas d’autres idées, mais des idées nouvelles s’ajoutent, ou plutôt s’ajustent aux idées anciennement acquises. Bien entendu que nous ne parlons que des idées auxquelles conduit nécessairement la perception sensible, éclairée par la raison, et non de celles qui tirent leur origine d’inductions douteuses, ou que l’imagination créerait de toutes pièces, en dépassant les bornes de l’observation et de l’induction légitime. Au lieu de supposer l’abolition brusque et totale de la vision ou du toucher à distance, on peut supposer que la vue se raccourcit progressivement, ou que la portée de ce toucher à distance est de plus en plus réduite. L’effet de cette myopie croissante pourrait bien être d’amener une gêne dans le jeu des fonctions animales, de priver le myope de la jouissance de certains spectacles, de lui interdire même certains genres d’études et de découvertes ; mais cela n’irait pas jusqu’à bouleverser le système de ses idées, et il concevrait les choses absolument comme les autres hommes pour qui le sens de la vue a conservé sa portée naturelle. À l’inverse, lorsque la découverte des divers instruments d’optique est venue étendre la portée naturelle de la vision chez l’homme, la matière de nos études et le fond de nos connaissances se sont accrus sans doute, mais la forme de nos connaissances ou la constitution essentielle de nos idées n’ont pas changé, pas plus qu’elles ne changent par la découverte de tout autre appareil de physique qui multiplie nos moyens d’observation. Il est arrivé seulement, comme il arrive encore à chaque découverte de ce genre, que nos observations, en s’étendant, ont donné lieu de signaler d’autres analogies, de saisir d’autres inductions, et par suite de modifier nos théories scientifiques