Page:Cournot - Essai sur les fondements de nos connaissances.djvu/171

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dans ce qu’elles avaient de prématuré et d’hypothétique.

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Les psychologues ont agité la question de savoir si le sens de la vue, sans le concours de celui du tact, donnerait l’idée de l’étendue à deux ou à trois dimensions, ou même si les sensations qu’il procurerait dans cet état d’isolement suffiraient pour que le sujet sentant conçût l’idée d’un monde extérieur et apprît à s’en distinguer ; question évidemment insoluble par l’expérience, et qu’on pourrait regarder comme étant de pure fantaisie, puisque l’hypothèse à laquelle elle se rapporte répugne non-seulement à l’organisation de notre espèce, mais au plan fondamental de l’animalité. Que serait-ce effectivement qu’un sens destiné à donner la perception des objets situés à distance, et auquel ne s’associerait pas la faculté de se porter vers les uns, de s’éloigner des autres, par conséquent la conscience de l’effort musculaire qui produit le mouvement, et le cortège de sensations tactiles qui accompagnent l’exercice de la puissance locomotrice ? Ce serait une dérogation à l’harmonie générale de la nature, une combinaison monstrueuse, dépourvue de toute condition de stabilité. Etant donnés un appareil et une fonction fondamentale, on peut bien concevoir que des perfectionnements accessoires s’y ajoutent successivement ou qu’on les retranche successivement ; mais il serait absurde de supposer le perfectionnement accessoire en retranchant la partie fondamentale. En conséquence, et même en admettant que le raisonnement pût donner une solution non arbitraire de la question qui vient d’être indiquée, il n’y aurait à tirer de la solution quelle qu’elle fût aucune induction légitime, aucun argument pour ou contre les fondements de nos connaissances, puisque toutes les inductions légitimes doivent se tirer de la considération de l’ordre général de la nature (81), et non d’une hypothèse où l’on se mettrait en contradiction avec cet ordre général. Au reste, nous pensons que, s’il plaisait d’imaginer un animal intelligent, privé de locomotion et de sensations tactiles, et cependant pourvu d’un organe de vision, tel que ces yeux à pédoncules flexibles et rétractiles que la nature a donnés à certaines espèces inférieures, avec lequel il pourrait diriger en tous sens ses explorations au gré de sa volonté, et avec conscience de la direction volontaire, il faudrait regarder un pareil être comme habile à acquérir la notion de l’extériorité des choses. Il faudrait supposer qu’il