Page:Cournot - Essai sur les fondements de nos connaissances.djvu/210

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et de la vie intellectuelle, lorsqu’on écarte toute hypothèse transcendante sur l’essence des causes, pour s’en tenir à ce que donne l’observation des phénomènes.

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Cependant la métaphysique de Descartes n’avait pu se soutenir nulle part, comme principe de l’interprétation scientifique de la nature. L’idée de force, bannie de l’école cartésienne, remise en honneur dans la philosophie de Leibnitz, fournissait à Newton l’explication admirable des plus grands phénomènes de l’univers ; à l’imitation de Newton, les géomètres, les physiciens, les chimistes employaient tous, sous diverses formes, l’idée de force ou d’action à distance ; les physiologistes proclamaient la nécessité d’admettre des forces vitales et organiques pour l’explication des phénomènes que présentent les êtres organisés et vivants ; le bon sens répugnait à ce que l’on ne vît dans les animaux que des machines ou des appareils chimiques ; il ne devait pas moins répugner, par la même raison, à ce que l’on ne vît dans l’homme intelligent et moral qu’une machine, une plante ou un animal de structure plus compliquée, quoiqu’il y ait certainement à étudier dans l’homme des phénomènes mécaniques, chimiques, une vie organique servant de soutien à la vie animale, et une vie animale sur laquelle vient s’enter la vie intellectuelle et morale. L’absurdité est la même à confondre ou à identifier avec un terme quelconque de la progression hiérarchique tous ceux qui le précèdent ou qui le suivent. On ne réussit ni mieux ni plus mal à tirer de la sensation une idée ou une conception rationnelle, qu’à faire éclore du conflit des actions chimiques le germe d’un arbre ou d’un oiseau, et à faire sortir la sensation de couleur d’un mode d’ébranlement du nerf optique. Au lieu du mystère unique de l’union entre la matière et l’esprit (c’est-à-dire, suivant Descartes, entre l’étendue et la pensée), il faut admettre une succession de mystères, toutes nos explications scientifiques supposant l’intervention successive et le concours harmonique de forces dont l’essence est impénétrable, mais dont l’irréductibilité est pour nous la conséquence de l’irréductibilité des phénomènes qui en émanent : de manière qu’il y ait toujours dans le champ des connaissances humaines des espaces éclairés, séparés par des intervalles obscurs, comme l’œil en discerne dans l’étendue du spectre solaire, quand