Page:Cournot - Essai sur les fondements de nos connaissances.djvu/246

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faits naturellement associés et dépendant les uns des autres (abstraction dont on pourrait se passer, si l’esprit humain était capable d’embrasser à la fois toutes les causes qui influent sur la production d’un phénomène, et de tenir compte de tous les effets qui résultent de leur association et de leurs réactions mutuelles), sont ce que nous proposons d’appeler des abstractions artificielles, ou, si l’on veut, des abstractions logiques.

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Il y a d’autres abstractions déterminées par la nature des choses, par la manière d’être des objets de la connaissance, et nullement par la constitution de l’esprit ou à cause du point de vue d’où l’esprit les envisage. Telles sont assurément les abstractions sur lesquelles porte le système des mathématiques pures : les idées de nombre, de distance, d’angle, de ligne, de surface, de volume. Il est dans la nature des choses que certains phénomènes résultent de la configuration des corps, et ne dépendent pas des qualités physiques de la matière dont les corps sont formés (1). Lors donc que notre esprit fait abstraction des qualités physiques de la matière, pour étudier à part les propriétés géométriques ou de configuration, il ne fait que se conformer à l’ordre suivant lequel, dans la nature, certains rapports s’établissent, certains phénomènes se développent à côté, mais indépendamment des autres. À bien plus forte raison, si les progrès que nous faisons dans l’interprétation philosophique de la nature tendaient de plus en plus à nous donner les moyens d’expliquer par des rapports géométriques tous les phénomènes de l’ordre physique dont on a pu étudier soigneusement les lois ; si la physique tendait à se résoudre dans la géométrie, il serait conforme à la nature des choses et non pas seulement à la nature de l’esprit humain, d’isoler par la pensée un système de faits non-seulement généraux, mais fondamentaux : un système de rapports qui domine les autres ou qui en contient la raison objective, à tel point qu’on a pu voir dans la géométrie la pensée de Dieu et appeler Dieu l’éternel géomètre. De telles abstractions, indépendantes de la pensée humaine, supérieures aux phénomènes de la pensée humaine, ne doivent point être confondues avec ces abstractions artificielles que l’esprit imagine pour sa commodité, et nous proposons de les appeler abstractions rationnelles.