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Les motifs qui nous portent à attribuer une valeur objective aux abstractions géométriques, sont de même nature que ceux qui nous font croire à l’existence du monde extérieur ou qui nous font attribuer une valeur objective aux idées fondamentales de l’espace et du temps. Si la notion de la ligne droite ou de la distance n’était qu’une fiction de l’esprit, une idée de création artificielle, par quel hasard se ferait-il que les forces de la nature, la force de la gravitation, par exemple, varieraient avec les distances suivant des lois simples, seraient (comme disent les géomètres) fonctions des distances, de telle sorte que la variation de la distance est nécessairement conçue comme la cause ou la raison de la variation de la force ? D’où viendrait cet harmonieux accord entre les lois générales de la nature, dont nous ne sommes que les témoins intelligents, et une idée déterminée par la constitution de notre entendement, qui n’aurait de valeur que comme invention humaine et comme produit de notre activité personnelle ?

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Mais, si la croyance à l’existence du monde extérieur est et a dû être, pour l’accomplissement de la destinée de l’homme, une croyance naturelle ; si la nature s’est chargée de combattre les pyrrhoniens sur ce terrain (86), elle n’a nullement pris ni dû prendre le soin de combattre un pyrrhonisme purement spéculatif, qui consiste à ne voir dans toutes les idées abstraites que des jeux de l’esprit ou des créations arbitraires de l’entendement. Ceci intéresse la philosophie, mais n’intéresse pas la vie pratique, ni même la science proprement dite. On n’en saura ni mieux, ni plus mal, la géométrie ou la physique, soit que l’on considère les conceptions géométriques comme une fiction de l’esprit, sans réalité objective, qui trouve cependant une application utile dans l’analyse des phénomènes physiques ; soit que l’on considère au contraire les vérités mathématiques comme ayant une valeur objective hors de l’esprit qui les conçoit, comme contenant la raison des apparences physiques assorties aux modes de notre sensibilité. La science est indifférente à cette transposition d’ordre, et il n’y a rien qui puisse servir à démontrer logiquement que l’ordre ab doit être admis, à l’exclusion de l’ordre ba. Mais ce qui n’a pas d’influence directe sur les applications techniques et sur le progrès de la science positive, est précisément ce qui a le plus d’importance pour l’ordre