Page:Crépet - Les Poëtes français, t1, 1861.djvu/54

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
4
DOUZIÈME SIÈCLE.

On voit combien cette lente et infinie métamorphose d’une composition littéraire, dont la première origine est toujours insaisissable, nous offre un modo de création, de vie et de développement qui diffère des procédés de la littérature actuelle et de toutes les littératures savantes. La force productrice, c’était alors la tradition bien plutôt que l’art individuel. Aussi, dans cet enfantement collectif, l’individu compte bien peu. Sans doute, tel poëte remaniant les éléments que la tradition lui livrait, selon qu’il avait plus ou moins de verve, en faisait une œuvre plus ou moins puissante. Mais en somme son rôle était très-effacé, très-transitoire, pour ainsi dire ; il le sentait si bien qu’il ne jugeait presque jamais à propos d’attacher son nom à cette œuvre qui avait déjà eu et qui devait avoir encore tant d’autres ouvriers. Si parfois le nom d’un trouvère nous est livré, presque jamais il n’est possible de démêler la part qui lui revient dans le travail accompli ; quand on y réussit, on découvre d’ordinaire que cette part est des plus minces et qu’on a affaire à l’un de ces ouvriers de la dernière heure qui doivent toute leur fortune aux labeurs de leurs devanciers. Aussi, on n’aperçoit aucune personnalité dans ces poëmes ; l’auteur n’y apparaît jamais avec son caractère, avec sa vie propre. Il n’y règne que les idées universelles, les sentiments généraux, l’âme et l’esprit du temps.

À la tradition orale qui paraît avoir existé à peu près seule pour la littérature vulgaire au XIe siècle, le XIIe siècle fit succéder la tradition écrite. Quelques manuscrits de cette époque sont arrivés jusqu’à nous. Les conditions dans lesquelles se produisaient les chants populaires n’en furent pas sensiblement modifiées. Ils continuèrent à se rajeunir à chaque transcription, à peu près comme précédemment à chaque récitation. La première copie qui s’est conservée sera suivie par un grand nombre d’autres, dont aucune ne lui ressemblera. Nous avons entre les mains plusieurs anneaux d’une longue chaîne. Il ne s’agit donc presque jamais, lorsqu’on étudie la poésie du moyen âge, de déterminer l’époque de la composition primitive, qui nous échappe ; il faut se borner à constater la date de la première leçon écrite que nous possédons ; nous prenons les œuvres, bien loin déjà de leur naissance, à un certain point de leur développement dont il sera facile ensuite de suivre les progrès.

Quoique rares encore, les manuscrits que nous a légués le XIIe siècle sont en nombre suffisant pour que nous puissions nous rendre compte du changement remarquable qui s’opère pendant cette période dans la