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LA RACE GRECQUE ET SON GÉNIE

ment les Grecs avaient l’esprit trop fin et le jugement trop libre pour ne pas s’aviser de bonne heure de tout ce qu’il y a d’obscur dans la condition humaine et d’injuste ou d’irritant parfois dans la marche des choses. Il était impossible en même temps que leur vive sensibilité ne souffrît pas des misères de la vie. Mais s’il s’agit de constater la disposition morale qui prédominait en eux, celle qu’on peut observer le plus souvent dans leur littérature, il paraît bien vrai que ce n’était pas en somme cette conception triste des choses que les modernes ont souvent exprimée et qui se montre aussi chez quelques écrivains latins. Ils pouvaient sans doute s’écrier avec Théognis, dans un moment d’affliction ou de révolte : « La meilleure des choses pour l’homme, c’est de ne pas naître, de ne jamais voir la lumière éclatante du soleil ; une fois né, c’est de franchir le plus tôt possible les portes d’Aïdès, et de se coucher dans la tombe en amassant la terre sur sa tête[1]. » Mais il y a loin de ces plaintes douloureuses qui échappent parfois aux natures les moins mélancoliques à une habitude profonde de la pensée et du sentiment. Toute la poésie des Grecs est en définitive la poésie de la vie ; leur idéal constant est un idéal de jeunesse et de beauté, qu’ils cherchent sans cesse à réaliser et auquel ils aiment à attacher leur pensée. La grande cause de la tristesse habituelle, c’est-à-dire le sentiment profond d’une disproportion constante entre ce que l’on conçoit et ce que l’on fait, entre ce que l’on désire et ce que l’on obtient, cette cause intime de la plainte moderne, les Grecs l’ont à peine connue. Quelques penseurs parmi eux ont pu s’en douter ; mais la race grecque,

  1. Théognis, 425-428, éd. Bergk.