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LA REVUE DE PARIS

ici sans orgueil et sans vanité, j’étais alors sinon un bel homme, au moins un assez joli garçon. Je venais de passer plusieurs mois au Tréport, nourri dans une bonne cantine, où nous buvions de la bière brune à discrétion, boisson nourrissante et donnant de belles couleurs. Je ne paraissais guère avoir plus de vingt et un ans. Toutes les filles des environs bonnes à marier étaient prêtes à me tendre la main, comptant avoir non seulement un joli garçon, mais un homme dont la fortune était faite.

Hélas, pauvres filles ! elles se trompaient : je n’avais ni sou ni maille, et je ne voyais devant moi que ténèbres et misères. On travaillait alors sur le chemin de fer de Quimper à Châteaulin. J’allai demander à travailler. Le maître de chantier, à qui on m’avait adressé ne fit que se moquer de moi, pensant lui-même que je me moquais de lui en m’offrant comme terrassier. J’avais encore quinze francs dans ma poche. Je pris la route de Brest. En arrivant, j’allai m’informer s’il n’y avait pas moyen d’entrer comme ouvrier à l’arsenal. On me demanda quel état j’avais. Je répondis que je n’en avais aucun. « Alors, vous ne pouvez entrer que comme manœuvre, et encore il faudra peut-être attendre longtemps. » Je ne pouvais pas attendre longtemps. En repassant sur le pont de Recouvrance qu’on venait d’inaugurer, je m’accoudai sur le bord du parapet, considérant les vicissitudes et les misères de ce monde, la hauteur de ce pont et la profondeur de la mer. Il me restait encore trois chemins à prendre : celui de me précipiter là à l’instant même, celui de la mendicité que j’avais si bien suivi dans mon enfance, et celui de retourner à l’armée. Ce fut ce dernier que je pris ; là, j’étais certain d’être accepté sans condition et sans délai.

Le bureau de recrutement et l’intendance se trouvaient alors justement à Brest. J’avais tous mes papiers sur moi. Je n’eus qu’à me présenter pour être immédiatement incorporé au 63e de ligne, dans lequel j’avais demandé à entrer, parce que je savais que ce régiment venait de partir pour l’Afrique où je voulais aller. Tout cela fut fait en moins de vingt-quatre heures, et j’avais touché mille francs, en laissant encore quinze cents francs à la caisse de la dotation de l’armée. Jamais je n’avais été si riche. Et moi qui, vingt-quatre heures avant,