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MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON

m’avait coûté un peu cher, il est vrai ; mais j’étais riche : j’avais encore près de cent francs dans mes poches et neuf cents francs chez la vieille tante. Je m’étais du reste amusé à la mode du temps. En ce temps-là, comme disent les Évangiles, on ne s’amusait guère autrement sur les places publiques, dans les cafés et cabarets, dans les chemins de fer, dans les casernes et dans les plus grands salons : on ne voyait partout que sorciers, magiciens, thaumaturges, prestidigitateurs, médiums, somnambules « translucides », etc. L’impératrice avait son prestidigitateur, son magicien, comme elle avait son coiffeur et son confesseur, et beaucoup de ces charlatans, voyageant à travers le monde, disaient avoir opéré devant S. M. l’Impératrice des Français, comme les vendeurs d’eau de Jouvence ou autres élixirs de longue vie se disaient fournisseurs de la belle Espagnole.

Quand j’eus terminé avec mes tours merveilleux et que le café fut absorbé, je versai deux litres d’eau-de-vie dans le chaudron et j’y mis le feu, en ayant soin, toutefois, de faire brûler sur le foyer, car, si j’avais mis le chaudron sur la table, la flamme bleuâtre de l’alcool qui donne, comme on sait, aux figures une couleur singulièrement diabolique, aurait effrayé ces pauvres gens, et, pour sûr, cette fois, j’aurais passé pour le diable en personne, déguisé en soldat ; probablement ils auraient regardé avec la chandelle sous la table, pour voir si je n’avais pas les pieds fourchus. Quand le punch fut bu, je m’empressai de prendre mon sac et disparus subitement, comme Méphistophélès, dans la nuit, me dirigeant vers Quimper, laissant ces gens ahuris, moitié ivres, inquiets et peut-être quelque peu effrayés, autant par tout ce qu’ils venaient de voir que par ma subite disparition[1][2].

JEAN-MARIE DÉGUIGNET
  1. Ici s’arrête la première partie de ces Mémoires : la Revue en donnera la suite quelque jour.
  2. WS : La Revue n'a jamais édité la suite de ces Mémoires.