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MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON

Les prières terminées, la patronne nous dit, aux deux autres garçons et moi, de conduire le voyageur à son lit, qui était un petit coin de l’étable, où couchaient tous les men­diants ambulants ; ils étaient libres d’aller prendre dans la meule autant de paille qu’ils en voulaient pour confectionner leur couche. Ceux qui avaient peur d’avoir froid ou qui trou­vaient leur couverture de paille trop légère, l’un des garçons qui les conduisait prenait le trident qui était toujours là, et leur couvrait les pieds et les jambes d’une bonne couche de fumier frais. Notre homme s’y installa aussi avec son livre qu’il mit sous sa tête, par précaution, sans doute, ou pour faire mieux entrer dans sa cervelle les fameuses recettes qu’il voulait enseigner aux autres et dont il sentait probablement avoir grand besoin lui-même. Je vis bien alors que celui que j’avais été sur le point de prendre pour un diable déguisé était en effet un bien pauvre diable. Nous avons appris plus tard que c’était un vieux vagabond, qui avait été enfant de chœur dans sa jeunesse ; après, il n’avait jamais voulu tra­vailler. Il s’était procuré ce vieux bouquin, pensant peut-être trouver là sa fortune ; mais, après avoir vainement essayé toutes les recettes que le livre contenait, il voulait les faire essayer aux autres moyennant finances.

C’était un de ces sorciers, jeteurs de sorts, guérisseurs, rebouteurs, dont nos campagnes bretonnes étaient infestées, et que beaucoup de gens craignaient et respectaient à cause de leur prétendue science cabalistique, avec laquelle ils pouvaient faire beaucoup de mal, mais aussi beaucoup de bien, disait-on. Du bien, je ne crois pas ; mais, du mal, je suis sûr qu’ils en faisaient. Ils volaient tous les jeunes gens assez naïfs pour croire à leurs procédés de sorcellerie, en vue d’épouser de jolies filles riches ou d’avoir de la force et de l’adresse, de la chance aux jeux ou de découvrir des trésors. Ils volaient aussi les pères et les mères en leur vendant des recettes infaillibles pour bien placer leurs filles, pour faire tirer un bon numéro au garçon lors du prochain tirage au sort, en leur vendant de petits sachets, dans lesquels ils mettaient quelques herbes et de petits cailloux, pour protéger les maisons de l’incendie et de la foudre, pour garantir les bestiaux de toutes maladies contagieuses. Leur vaste science suffisait à tout. Les médecins,