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LA REVUE DE PARIS

Lorsque madame apprit que je m’étais engagé ailleurs, elle me fit un petit sermon, en me disant qu’on comptait sur moi encore au moins une année, que M. Olive était très content de moi, et qu’il entendait augmenter mes gages. Je répondis à madame que je voulais changer un peu de métier, que j’avais dix-neuf ans, et que je me trouvais trop âgé pour rester garçon de vaches, et que, du reste, je m’attendais d’aller au service aussitôt que je pourrais. On ne me dit plus rien, et quinze jours après, j’étais installé chez Danion. Ce fut pour moi un grand changement ; plus de ces embarras, plus de ces tracas dont, à Kermahonec, j’en avais plus à moi seul que tous les autres domestiques ensemble. Je n’avais plus que ma journée de travail comme les autres, et la nuit je pouvais dormir tranquille.

Cependant, un embarras d’un genre tout particulier me fut bientôt suscité chez M. le maire. Il avait une nièce, orpheline, dont il était le tuteur. Elle avait alors seize ou dix-sept ans, et n’avait jamais rien fait que sa volonté : son tuteur la laissait faire. Elle n’avait jamais voulu rester à l’école ; je crois même qu’elle ne savait ni lire ni écrire. En revanche, elle savait parler le français, ayant été élevée en ville et continuant d’y aller presque tous les jours pour y dépenser son temps. M. le maire savait lire et écrire et passait même pour le paysan le plus instruit du pays : il recevait un journal deux ou trois fois par semaine. Ce journal, il le laissait souvent traîner dans la maison, dans les hangars, dans les étables et les écuries. Quand je le trouvais, je le ramassais et je me cachais pour le lire, car je comprenais déjà beaucoup de mots français : j’avais eu soin, au premier de l’an, quand j’avais reçu mes petits gages de Kermahonec, d’acheter un modeste habillement et un petit vocabulaire français et breton que je tenais soigneusement caché dans mes poches. Tous les jours, après la collation, je me dépêchais de courir du côté du champ où nous travaillions, et là, caché derrière une haie ou un buisson, je lisais mon journal, ou plutôt le journal du maire, tout en consultant mon petit vocabulaire presque à chaque mot, en attendant que les autres domestiques arrivassent lentement, en fumant leur corn-butun et en causant jusqu’au pied de l’ouvrage. Alors j’enfonçais mon journal et mon vocabu-