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MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON

brave cultivateur qui avait l’air, lui ainsi que sa femme, d’avoir une grande pitié de moi, me voyant si jeune, avec une charge si lourde par ce temps abominable. Nous fûmes soignés par ces braves gens mieux que les enfants de la maison ; ils me firent oublier complètement les misères des jours précédents. Le troisième jour, le dégel étant venu avec de la pluie, on se remit en route, mais seulement à dix heures du matin, ce qui fit que nous n’arrivâmes à Rennes qu’à la nuit close, trempés jusqu’aux os et de la boue par-dessus nos têtes, après avoir laissé quantité d’hommes en route. Beaucoup ne purent trouver leurs logements : après avoir erré longtemps dans les rues, ils durent passer la nuit au poste de la mairie. Les habitants étaient venus cependant sur la place, avec des lanternes, chercher les soldats qui leur étaient destinés, mais c’était bien difficile de se trouver dans un pareil brouhaha ; plus ils criaient, plus ils se perdaient. J’étais content de moi, ce jour-là : je n’avais plus aucun mal aux pieds et je ne me sentais pas trop fatigué ; mais mon pauvre camarade était rendu ; il ne pouvait plus tenir debout.

Quand j’eus notre billet de logement et le pain, je m’approchai d’un homme qui tenait une lanterne à la main, pour lire le nom de notre logeur. Je vis que c’était un jardinier ; mon camarade dit : « Un jardinier ! ça doit être loin alors, en dehors de la ville. Je resterais plutôt coucher ici sur la place, je n’en puis plus. » Mais l’homme à la lanterne nous dit que ce n’était pas loin et que ce jardinier devait être aussi par là à nous chercher. En effet, au moment où nous allions nous engager dans la rue qu’on nous avait indiquée, j’entendis un homme qui criait son nom à tous les soldats qui passaient : ce nom était celui qui se trouvait sur notre billet de logement.

— Nous voici, monsieur le jardinier, lui dis-je en lui tendant le billet ; n’est-ce pas ça ?

— Si, mes amis, dit-il. Je savais bien qu’ici j’étais le mieux placé pour vous trouver. Vous devez être esquintés.

— Oui, vraiment, monsieur, mon camarade n’en peut plus.

Il nous fit entrer dans un débit et nous fit servir une bonne goutte d’eau-de-vie à chacun, ce qui permit à mon camarade d’arriver jusqu’au but. Là, nous fûmes reçus par toute la

II
Ier janvier 1905