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MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON

en formant toutes sortes de figures géométriques. Notre nouveau régiment était campé en avant et un peu à gauche de ce télégraphe.

En arrivant devant le camp, le colonel et les commandants vinrent nous inspecter, puis chaque capitaine prit ses hommes pour les conduire à sa compagnie, où nous fûmes distribués par escouades. Je tombai encore, grâce à ma taille, le dernier de la dernière escouade, la huitième. Il n’y avait plus, dans cette escouade, que quatre hommes et le caporal ; nous y arrivions cinq, ce qui remontait l’escouade à dix. Nous n’avions pas encore mangé la ration que les English nous avaient servie à bord. Mais, avant de manger, nous nous arrangeâmes tous les cinq pour avoir deux litres d’eau-de-vie, afin de trinquer avec nos nouveaux camarades pendant qu’ils nous raconteraient un peu les misères de la guerre. La nuit était venue, le canon tonnait toujours. Nous étions maintenant tout près. Quand l’eau-de-vie fut arrivée, le caporal dit qu’il vaudrait mieux la brûler pour en faire un punch, qu’il se chargeait, lui, de fournir le sucre.

Quand nous eûmes bu quelques gobelets de punch, ces cinq malheureux, qui avaient l’air abattu, se réveillèrent un peu et nous racontèrent qu’ils avaient passé la nuit précédente et la moitié de la journée dans les tranchées, et c’était ainsi toutes les deux nuits, et souvent encore des alertes et des prises d’armes pendant le temps qu’ils devaient se reposer. Depuis longtemps, nous disait le caporal, on parlait tous les jours de donner l’assaut, qui avait déjà été tenté deux ou trois fois, mais toujours sans succès. Pendant que nous écoutions nos camarades au bruit du canon, le sergent de la section entra dans la tente, pour voir ses nouvelles figures et mettre nos noms sur son calepin particulier. Le punch n’était pas encore tout bu ; il trinqua avec nous et nous dit : « Mes pauvres amis, je crois que vous êtes arrivés juste à propos : je viens d’apprendre par l’adjudant qu’on va donner l’assaut demain. — Tant mieux, dit un de nous, un petit Parisien, alors nous serons baptisés demain par le baptême du feu. En attendant, les Russes n’auront toujours pas ce punch; buvons-en et vive le 26e ! »

Il n’y avait pas longtemps non plus que ces malheureux