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LA REVUE DE PARIS

du Belbeck, à portée de canon de l’armée russe, dans une situation, certes, des plus critiques, ayant, disait-on, quarante mille hommes devant nous et des montagnes dans le dos. Il ne nous restait, pour sortir de là, qu’un seul passage qu’un bataillon ou deux pièces de montagne auraient pu défendre. Nous avions cependant présenté, par deux fois, la bataille aux Russes, mais ils se contentaient, comme d’habitude, d’envoyer quelques tirailleurs pour nous distraire.

Un soir, lorsque nous étions déjà couchés, on vint nous dire à voix basse de ramasser vivement nos bagages en silence, de bien attacher les bidons et les gamelles sur le sac, afin qu’ils ne ballottent pas et ne fassent aucun bruit en marchant. Les cantinières avaient aussi envoyé dire dans les compagnies qu’elles avaient des boissons à donner à très bon marché, sinon pour rien : elles avaient été averties d’abandonner tous leurs bagages avec les mulets. On peut penser que les soldats ne se firent pas prier deux fois pour aller chercher de la boisson à bon marché et même pour rien. Malheureusement, si quelques-uns se plaignirent de n’avoir pas eu leur compte, beaucoup en eurent de trop, et, le sommeil perdu aidant, plusieurs restèrent sur le carreau, soit immédiatement, sur place, soit succombant en route. On ne s’occupait guère d’eux ; on n’avait pas le temps : les officiers paraissaient n’avoir qu’un souci : c’était de commander le silence.

Le lendemain, au lever du soleil, nous nous trouvions au repos sur les hauteurs, et, de là, nous voyions les Russes dans le camp que nous occupions la veille ; le passage d’où nous venions à peine de sortir était également occupé par eux : ils avaient cru nous prendre tous ; mais ils ne trouvèrent plus que des tonneaux vides et n’eurent comme prisonniers qu’un certain nombre d’ivrognes, endormis dans le camp ou à l’entrée du passage, et une cantinière qui avait voulu, malgré les ordres et malgré le danger, enlever ses bagages et sa boisson.

Nous retournâmes dans la plaine de Baïdar où nous devions prendre nos quartiers d’hiver. Là, d’autres ennemis, plus terribles que les Russes, nous attendaient : le scorbut, la dysenterie, le typhus et le choléra morbus. Nous étions d’autant plus exposés à leurs attaques que nous étions mal vêtus et