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MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON

encore plus mal nourris. L’effectif des compagnies diminuait toujours, malgré les renforts que nous recevions souvent de France. Déjà mes camarades du 37e avaient presque tous disparu. Un jour, j’entendis le capitaine, qui avait déjà haussé les épaules en me voyant la première fois, dire au sergent-major : « Je n’aurais jamais cru que le petit Déguignet aurait résisté si longtemps ».

Hélas ! j’étais bien près de succomber à mon tour. Depuis trois jours, j’étais atteint de dysenterie. J’avais beau me raidir et chercher à dissimuler mon mal, le lendemain je succombai. On fut obligé de me monter avec beaucoup d’autres sur les mulets à cacolets, qui nous conduisirent à l’ambulance temporaire du Camp du Moulin, à l’endroit même où nous avions campé la première fois en quittant Sébastopol. Plusieurs de mes compagnons d’infortune y moururent presque en arrivant ou dans la nuit.

On nous garda là deux jours, puis on nous conduisit à Kamiech, où l’on nous mit dans une grande baraque : il y avait des lits de camp, des paillasses et des couvertures. Cette baraque avait deux portes, l’une qui conduisait au cimetière, l’autre chez les convalescents. J’en voyais beaucoup sortir par la porte du cimetière, mais très peu par la porte des convalescents. Je comptais moi-même passer bientôt par la première. Cela m’était indifférent : à ce moment-là, j’étais réduit à un tel état que je n’avais plus ni force ni volonté. Je n’avais guère plus de vie que les cadavres que je croyais voir à côté de moi ; on aurait bien pu m’enterrer comme ça ; je n’aurais pas réclamé, comme ce grenadier dont l’histoire courait alors les régiments. Blessé mortellement devant Malakoff, ce pauvre grenadier, que l’on croyait bien mort, fut jeté à la fosse commune ; mais en tombant et en exhalant sans doute son dernier soupir, il fit entendre une plainte ; un soldat en fit part au sergent qui surveillait la corvée et qui était justement de la compagnie de ce grenadier ; le sergent jeta un regard dans la fosse et dit : « Ah ! c’est celui-là ! je le connais ; c’est un réclameur ; allez ! dans le trou comme les autres ! »

Je restai ainsi cinq à six jours entre les deux portes. Le septième jour, si je ne me trompe, j’entendis le médecin dire aux infirmiers : « En voilà encore un de sauvé ; menez-le de