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MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON

lettres ; nous avons par ici une grande quantité de lettres dont les destinataires sont morts depuis longtemps sans doute, mais qu’on fait toujours circuler d’ambulance en ambulance, jusqu’à ce qu’elles soient arrivées à l’ambulance où l’on est certain que ces destinataires sont morts. On passe dans les baraques avec ces lettres en criant les noms, et celles dont on n’a pas trouvé les destinataires, on écrit au dos : Inconnu à Ramis-Tchiflik.

La besogne n’était pas au-dessus de mes forces. Ce n’était pourtant pas une sinécure ; il fallait courir beaucoup, s’égosiller du matin au soir, et passer souvent une bonne partie de la nuit à écrire les mots : inconnu à Ramis-Tchiflik, sur des enveloppes qui étaient déjà couvertes de toutes sortes d’écritures illisibles. Nous étions bien nourris dans cette ambulance. On envoyait là les nourritures les plus fines, des viandes choisies, du poisson, des œufs, des biscuits, des vins fins de toute provenance, pour des malades qui n’en avaient plus besoin ; nous en profitions. Les médecins nous recommandaient de boire du rhum : c’était, d’après eux, le meilleur moyen de se prémunir contre le terrible mal. Quoique peu habitué jusque-là aux liqueurs fortes, je ne me faisais pas trop prier pour en boire…

Un jour, j’allai porter une lettre à l’employé de l’amphithéâtre, celui qui était chargé « d’encaisser » les morts, car on les mettait dans des espèces de cercueils. Je trouvai mon homme assis sur un cercueil, les manches retroussées jusqu’aux épaules, un marteau et une bouteille de rhum à côté de lui ; il venait d’enclouer son quinzième cadavre, et il y en avait encore une dizaine devant lui, allongés tout nus sur la dalle. C’était là le produit de la nuit précédente, car c’était presque toujours dans la nuit que ces malheureux s’éteignaient. Il me fallut goûter son rhum, puis il me fit voir comment il s’y prenait pour expédier « ses cadavres » : il les attrapait par un bras et par une jambe, comme font les bouchers pour examiner les veaux ; il les jetait dans la boîte et, avec ses mains et souvent avec son pied, il appuyait dessus pour les bien faire entrer ; puis une planche par-dessus et quatre pointes ; en deux minutes, c’était fait.

J’avais vu, avant de quitter Lyon, des gravures ou des images représentant des sœurs blanches pansant des blessés